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Saleté de vieille ville...
#1
Dans l’atelier qui avait lui-même construit ( sa grande fierté, à l’époque.. .trois ans déjà !) de bric et de broc, Lucas travaillait.
Sur une enclume volée dans un des vieux hangars désaffectés des docks, il abattait son marteau, régulièrement. Lentement, le bout de métal qui allait former le tranchant de sa hache se formait sous ses coups répétés.
Le feu de sa forge brulait toujours intensément, mais il lui semblait froid, par rapport à la rage qui le consumait.
Sur son visage crispé par l’effort, de rares larmes coulaient, s’évaporant à mi parcours à cause de la chaleur étouffante qui régnait dans l’atelier.
L’atelier.
Son royaume.
Son cocon.
Sa prison.
Et dire que ce n’était qu’un vieux garage, au début, à peine un ensemble de grosses briques de récupération, surmontées par une tôle qui gémissait sous le vent qui s’y engouffrait, lorsqu’il soufflait au nord. Il lui avait fallu du labeur, des efforts. Il y avait cru, sincèrement.
Quel naïf il avait été.
Il avait travaillé comme docker sur le port d’Immac, pendant plusieurs années. Il se cassait le dos à transporter
des barils et des caisses, à l’ancienne, comme son père l’avait fait avant lui. Mais Lucas avait un don, pour tout ce qui touchait au métal. Il y voyait des formes, il aimait le manipuler, le travailler. S’il avait pu, il aurait suivi des études, passé un diplôme en ferronnerie… mais il fallait travailler, ramener de l’argent, alors il s’était fait engager aux côtés de son père.
C’était une vie rude, mais il s’en accommodait, sans rien dire, profitant de ses rares pauses pour glaner des morceaux de métal, qu’il travaillait chez lui, pour le plaisir, acquérant par la pratique une science que peut être l’école n’aurait pas su lui donner.
Et puis, il l’avait croisé, un jour.
Dans les dédales de tuyauteries, près de l’usine de traitement de gaz.
Ce n’est pas qu’elle était belle, mais elle l’avait charmé, dès le premier regard qu’il avait posé sur elle. Elle se promenait et jetait du pain sec aux oiseaux.
Souvent, en longeant le vieux canal lorsqu’il rentrait chez lui après le travail, il pensait à elle. On pouvait même dire qu’il rêvait d’elle, tant il était absorbé par ses pensées.
Il lui avait fallu du temps pour oser la trouver, pour oser l’aborder, pour oser l’embrasser…
Ah, ce premier baiser ! Le cadre n’avait rien d’idyllique- un mur d’usine crasseux- mais le seul fait d’être là, contre elle, de lui caresser le bras.. Il avait fermé les yeux, comme un ado, et s’était penché…. Elle avait fait le reste du chemin.

Malgré la chaleur intense, Lucas frissonna à l’évocation de ce souvenir.
Saleté de vieille ville… elle avait tout gaché.
Essuyant du revers de sa manche une trainée de sueur sur son front, Lucas vit par la fenêtre les nuages qui glissaient dans le ciel de cette nuit de printemps, cachant la Lune puis la dévoilant. Derrière les murs, il pouvait entendre les miaulements des chats qui défendaient leurs territoires, se battaient pour leur nourriture… ou pour autre chose.
Quel naïf il avait été.
Il entendait la voix étouffée d’Emilie, qui pestait sans doute à son encontre là haut, dans la chambre, sur le lit. Que croyait elle ? Qu’il restait à l’atelier pour son propre plaisir ? Il avait un travail à faire, que ça lui plaise ou non…

Loin, portée par le vent, une sirène se fit entendre. Sans doute les docks, une fois de plus… Il n’y irait plus, de toute façon.
Saleté de vieille ville. Elle avait tout gaché.
Lucas terminait son travail, contemplant la lame maintenant droite. Il se permit un sourire devant son œuvre enfin accomplie, et la plongea dans l’eau pour la refroidir, alors qu’un train passait, illuminant la nuit et faisant trembler les frêles murs de son office.
Son atelier.
Son cocon.
Sa prison.
Son royaume.

Il fixa la lame sur le bois, et repensa à ses années de bonheur.
Peu de temps après qu’il eut rencontré Emilie, il perdit son travail aux docks. Compression de personnel, surtout une belle excuse pour ces messieurs de la haute ville de s’en mettre un peu plus dans les poches.
Plusieurs de ces ex collègues sombrèrent dans la dépression, dans l’alcool tant qu’ils pouvaient se le permettre, avec les maigres indemnités qu’on leur avait versé, comme une aumône.
C’est dommage, parce qu’il aurait bien voulu qu’Emilie porte leur enfant, avant qu’il ne perde son job. Mais après… il fallait être raisonnable.
Lui n’avait pas sombré. Il avait eu des périodes de doute, de désespoir aussi. Et puis il avait vu Emilie avoir peur, et il avait réagi, en homme responsable. Il lui avait parlé de son talent avec le métal, il lui avait montré ce qu’il avait déjà fait, il lui avait parlé de ce projet de devenir artisan, d’être à son compte, en travaillant d’abord avec des matériaux de récupération. Il avait construit de ses mains cet atelier, et il l’avait vu reprendre espoir.
Peut être que ce travail ne serait que temporaire, en attendant de trouver un autre poste, peut être qu’ils arriveraient à en vivre.
Il n’avait pas compté ses heures, se construisant peu à peu une réputation aussi solide que l’acier qu’il changeait en statuettes, en grilles, en lampes, fidélisant une clientèle pas encore très grande, mais suffisante pour leur donner de quoi vivre.
Les choses n’allaient pas si mal.
Saleté de vieille ville.
Elle avait tout gaché.

Un soir, Emilie avait parlé d’une amie à elle, l’air un peu génée. Lucas avait compris que celle qu’il aimait se sentait seule, alors il lui avait demandé un peu de temps.
Cette semaine là, Lucas avait travaillé encore plus, produisant l’une de ses plus belles pièces. Il avait été bien payé, pour une fois. Alors il avait dit à sa femme que, si elle voulait, il l’invitait au restaurant. Il avait été un peu surpris de l’entendre demander si elle pouvait amener son amie, mais Emilie l’avait si bien embrassé, avec une passion qu’il ne lui connaissait plus… elle était si heureuse !
Quel naïf il avait été.

Il les avait vu, toutes les deux… Emilie lui semblait maintenant bien fade, face à cette femme, qui semblait surgir d’une romance à l’ancienne, d’une beauté à la fois  ancienne et si vive. C’était le début de la fin.
Plusieurs fois il les avait vu ensemble, discutant de tout et rien, ou partant ensemble en ville.
Saleté de vieille ville, qui avait tout gaché.

Si il n’y avait pas eu la ville, et ses tentations… Si on l’avait traité en homme, et pas en objet… tout cela ne serait peut être pas arrivé. Mais peut être est il encore et toujours trop naïf.

Avec Emilie, le temps des disputes avait commencé, pour tout, pour rien et son contraire. Leur amour, leur tendresse, tout cela avait disparu, réduit à néant par cette vieille ville qui les avait broyé, et qui s’apprêtait à les cracher. Tout cela à cause d’une femme, qui semblait être LA femme…

IL les avait surpris, un jour, alors qu’elles pensaient qu’il était enfermé une fois de plus dans son atelier, qui était devenu sa prison, son refuge. Elles étaient là haut, dans la chambre, au lit et nues. Il avait vu le regard gêné d’Emilie, et celui, amusé, railleur, de la femme.

C’était pour ces regards que ce soir, il était dans son atelier, à se fabriquer une grande hache, au tranchant parfait. La lame d’acier, trempée dans le feu et l’eau, était prête. Il l’avait faite de ses propres mains, avec amour. Il fallait que tout soit parfait pour celle qu’il aimait. Il devait l’abattre, comme un vieux tronc pourri….

Il monta l’escalier, lentement, son poids faisant craquer les marches. Sur le lit, dénudée, mains et pieds attachés aux montants, baillonnée, l’attendait Emilie. Il fit craquer ses épaules, comme les marches avaient craqué, comme sa raison avait craqué.
Cette femme, cette Escharid, pourquoi cette garce d’Emilie avait elle fait mine de ne pas comprendre? Comment avait elle pu croire qu’elle pourrait la détourner de lui, alors que c’était pour lui, pour lui seul, qu’elle était venue, depuis le premier jour ?
Lorsqu’il les avait découvertes dans le lit qui jusqu’ici n’avait abrité que leurs ébats intimes, Lucas en avait été choqué, et lorsqu’elles étaient parties il s’était roulé dans le lit, sentant encore l’odeur de SON corps à elle sur les draps que cette pauvre catin d’Emilie avait souillé. Escharid, elle, était une vraie femme de la ville, cela se voyait…

Il mit le transistor en route, devant les yeux fous de terreur de celle que jadis il avait embrassé contre le mur crasseux d’une usine, celle qui le faisait rêver le long du vieux canal, celle qu’il avait rencontré près des tuyauteries de l’usine de traitement du gaz…
IL se mit au travail.
Saleté de vielle ville..





Il avait tout gaché.




http://www.youtube.com/watch?v=kVUZuVZWHkk
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