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De l'ombre à la Lumière, un pas
#1
  Sur le mur de terre lissé par le temps et cuit par la chaleur, des traits de lumière jouaient de leur éclat, tâches mouvantes sautillant suivant le tintement des morceaux de verre qui leur donnaient naissance. Ils se croisaient et se combinaient en formes abstraites pourtant lourdes de réminiscences. De son regard calme, Galila suivait le ballet improvisé par le vent et le soleil, le dos tourné aux tessons colorés pour mieux se concentrer sur les ombres dévoilées et leurs tranchants souvenirs. En ces heures chaudes et lourdes comme l'haleine des charognards de la savane, la vie s'arrêtait à la frontière des flaques de lumière. Dans la poussière immobile, les sons parlaient un langage universel assourdi, de bruissements infimes, de bourdonnements et de silences éloquents.

- Tu en as mis du temps à revenir.
- Je sais.

  Les herbes sèches si familières avaient à ses oreilles le même écho que les pages craquantes d'un vieux grimoire pour un érudit. Sur sa peau, la caresse réconfortante de l'astre diurne se mêlait à la brûlure des regrets incandescents qu'il s'efforçait de maintenir au loin ; et qu'on l'aidait à écarter d'ailleurs. Mais pas à ce moment, pas en ces lieux où ils ressurgissaient, vivaces et mordants.

- Tu ne regardes toujours pas la lumière en face ?
La voix amusée portait autant de raillerie que de curieuse interrogation.

  Les yeux toujours fixés sur les reflets teintés, il eut une moue vite dissolue dans l'océan nostalgique de son regard. La Lumière...

- Personne ne peut regarder la Lumière en face.
- N'est-ce pas le privilège dont s'enorgueillissent tes frères pourtant ?

Après un soupir discret, il corrigea :
- Personne ne regarde la Lumière en face sans que sa vision n'en soit altérée.
Un rire sec retentit.
- La Lumière blanche, la Lumière crue ne m'intéresse pas, t'en souviens-tu ?
- Oui, fit la voix, plus grave, plus calme. La lumière ne déploie toute sa beauté que lorsqu'on en découvre toutes les composantes, disais-tu.

  Le silence seul répondit à cela, troublé par de vagues échos de discours fantômes et de rêves paresseux et protecteurs. Le cri d'un enfant, trop tôt délivré, troubla l'attente immobile du village.

- Tu n'as pas changé.
- Non, je n'ai pas changé. Toutes ses composantes, toute sa complexité, toutes ses qualités, et ses contradictions.

  Il baissa la tête et ses épaules s'affaissèrent sous le poids de la mémoire parcellaire et des regrets. Derrière ses yeux éteints dansaient encore telles des flammes des images de fleurs écarlates et à la lisière de sa vision, un spectre aux traits familiers chatoyait en se dérobant toujours à ses coups d'œil.

- Tu en as mis du temps à revenir, répéta la voix dans un soupir qui s'effilochait.
- Je sais, répondit Galila. Mais je n'y suis pas vraiment vois-tu. Je ne pourrais jamais y retourner.
- Pourquoi ? reprit la voix, pressante. Puis après un silence : Tu as changé.
- Oui, j'ai changé. Trop d'ombres ont disparu, avalées par la Lumière.
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#2
  Assama n'avait pas posé le pied dans le village depuis bien longtemps. Quand les enfants le virent arriver, ils s'égayèrent pour aller trouver leurs parents et le vieil homme n'avait pas fait vingt pas qu'il y avait déjà foule pour l'accueillir. On se pressait sur la place, chacun cherchant l'ombre du grand arbre-à-palabres. Quelques femmes étaient venues, moins curieuses que les hommes pour cette fois mais heureuses d'avoir une distraction.
  Il faisait chaud dans la lumière de fin de matinée. Assama traversa lentement, regardant chacun tour à tour. Sekou et Yaya, les amis de son fils ; Balè, Yatane et Assetou, fières et distantes ; Amonou et sa famille presqu'au complet ; Tewe, un des vieux avec lui, installé sous l'arbre comme s'il avait été sculpté dans l'une de ses racines ; des petits qu'il ne connaissait pas et des jeunes qu'il ne pouvait reconnaître. Dalo, le patriarche des Kamale, s'avançait aussi pour venir à sa rencontre et à ses côtés marchait l'apprenti du wali, Gelilaa, venu espionner pour son maître certainement. L'ermite cessa de répertorier les présents lorsqu'un pétale rouge sang frôla sa joue parcheminée en tombant. Il leva les yeux vers le feuillage de l'arbre au cœur du village et vit d'autres fleurs tomber de leur support. D'une main assez vive, il les repoussa puis franchit la courte distance qui le séparait encore du groupe.

  Lorsque les salutations d'usage eurent été échangées – et cela dura longtemps car chaque famille du village était représentée – Dalo parla pour tous :


- Bon retour parmi les tiens, Assama. Où que ton deuil t'ait mené, sache que nul n'a pleuré ton fils plus que toi.

  Le vieillard sourit brièvement.

- Merci à toi Dalo. Mon voyage ne fut pas bien long. Je me suis arrêté sur la terre des proscrits et me suis installé avec eux car c'est ainsi que je me sentais. J'y serais resté si les temps n'étaient si troublés.

  Alors que l'ermite reprenait son souffle et courbait son corps pour s'asseoir près de Tewe, Gelilaa vînt le soutenir en douceur.

- Assama, nul n'est tenu de suivre tout ce que dit le wali. Il est un guide et ne fait que montrer une voie. Ton choix n'était pas moins valide que le nôtre.
- Ce n'est pas le moment de parler de cela, rétorqua le vieil homme en écartant le mains de l'apprenti. J'ai entendu des rumeurs apportées par ceux qui fuyaient leurs foyers, reprit-il pour que tous entendent. Ces derniers mois, tant de nouveaux exilés ont rejoint nos rangs que même les maisons des disparus n'ont pas suffi pour loger tout le monde. Et beaucoup avaient des histoires à raconter. Certains sont venus à plusieurs du même village, chassés pour des raisons qui n'auraient pas du mener jusque là. D'autres étaient des réfugiés, des sans villages parce que le leur avait brûlé ou que l'eau des puits et des profondeurs avait empoisonné la terre, les hommes et le bétail.

  Il fit une pause pour reprendre son souffle, laissant ses poumons se gorger de l'air chaud et parfumé qui circulait sous l'arbre-à-palabres. Dans la foule, même les petits chuchotaient pour ne pas déranger le récit.

- Les derniers arrivés ont été les premiers à créer une nouvelle rumeur. Certains... ont commencé à disparaître. Ils étaient installés à la périphérie dans des abris de fortune. La nuit nous avons entendu des bruits, des grognements. Et quand le soleil se levait, il manquait quelqu'un, parfois même deux ou trois personnes. Il y a eu du sang aussi.

  La voix du vieillard faiblit. Il se mit à tousser, une toux sèche qui rappela à ceux qui l'écoutaient la fatigue que représentait pour un vieux corps un voyage tel que celui qu'il venait d'effectuer. Il s'essuya la bouche du revers de la main et reprit :

- Du sang, oui. Ce sont des bêtes qui les ont emportés. Des bêtes qui n'approchaient jamais avant. Elles rôdent maintenant et on ne les voit pas. Il y a deux jours, quelqu'un a disparu en plein jour. Elles rôdent... Toi ! s'écria Assama en saisissant le poignet de Gelilaa de ses doigts trop maigres. Va prévenir ton maître. Va, insista-t-il et dans ses yeux sombres brûlait une flamme de démence, et dis-lui que les fauves s'attaquent aux hommes, dis-lui que les esprits son devenus fous !
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#3
  Il restait encore quelques heures de jour et le soleil ne descendait pas vite sur l'horizon. Dans la chaleur au delà des dernières cases, les troncs malingres se tordaient en serpents de bois paresseux et les ombres disparaissaient sitôt qu'elles touchaient la terre, avalées par une lumière trop intense. Des branches aux petites feuilles sèches s'agitaient paresseusement, jouant avec les enfants qui s'aventuraient en conquérants au royaume de l'astre diurne, leur rappelant sans cesse par les sombres taches qui couraient sur le sol la limite mouvante que leurs pieds ne devaient pas franchir.
  A un sifflement venu de l'intérieur de la case et s'insinuant dans son oreille, Gelilaa laissa tomber le rideau de perles sur ses souvenirs de quelques étés et retourna à la bienveillante pénombre. Le wali, courbé en deux sur ses récoltes d'herbes, triait et rangeait en marmonnant des bribes de préparations, chantonnant la moitié de ses phrases et laissant mourir l'autre quand il changeait de plante. L'apprenti se mit à genoux pour aider son vieux maître, triant à son tour, séparant les feuilles, écrasant certaines graines avec un pilon et un mortier pour obtenir les poudres à mélanges. De temps à autres, il relevait la tête et observait le manège du grand homme qui lui faisait face.
  D'une vigueur impressionnante pour son âge, le wali en imposait encore lorsqu'il se déplaçait jusqu'à l'arbre-à-palabres. Son visage portait des sillons de vieillesse comme des reliefs sur la terre des Hommes alors que son corps conservait une force et un maintien surprenant pour les villageois. Seulement, Gelilaa vivait dans cette case, auprès d'Abojo. Il savait combien de temps l'illusion pouvait tenir avant que les tremblements ne reprennent, il savait quand les yeux se voilaient que la douleur s'invitait et qu'elle était jalouse au point de rendre son maître aveugle aux esprits. Les grandes mains aux paumes tachées par les pigments et les baies ne parvenaient plus toujours à verser sans renverser, l'effort que demandait l'envol de l'âme clouait la chair au sol au retour de chaque voyage.


- Petit ! aboya le wali de sa voix rauque. Ton esprit doit être à ce que tu fais. Ne rêve pas quand tu prépares tes outils ou les esprits trouveront tes rêves pour les dévorer !

  Le garçon sursauta et manqua faire tomber ce qu'il tenait. L'ancien le fixait avec un air peu amène mais dès que son apprenti eut reprit conscience de la tâche et du lieu, il lui sourit de toute ses dents et, se levant, donna une tape amicale sur son épaule. Il prenait souvent un jeu d'effrayer ou de surprendre les autres, jouant sur sa taille et sa voix si particulière, du torrent de rocaille à l'aboiement des hyènes. Quand le spectre de la surprise se fut dissout dans le soulagement, Gelilaa encaissa la rebuffade en souriant.

- Tu penses encore à ça ? s'enquit le wali.
- Assama avait des nouvelles effrayantes. Pensez-vous que les esprits ont perdu toute raison ?
- T'ont-ils parus fous lorsque tu les as interrogés il y a trois jours ? rétorqua le vieil homme en haussant les sourcils.

  L'apprenti réfléchit quelques minutes, suivant de son regard distant les lignes que la pluie ruisselante avait laissé un jour en pénétrant dans l'habitation, marquant fièrement son passage avant qu'on ne puisse lui interdire l'entrée.

- Ils étaient égaux à eux-mêmes, répondit-il enfin. La Renarde – et Gelilaa fut heureux que la chaleur qui lui brûlait les joues ne soit pas visible – m'a parlé des mauvais temps à venir, de l'eau qui manquerait pour les cultures. Elle a appelé le petit chacal et le crécerelle qui lui ont dit ce qu'ils avaient vu, elle a demandé au coucal noir de m'emmener voir où était la pluie... Je n'ai pas tenu assez longtemps. Le coucal est mon oiseau, mais il s'est fatigué, il n'avait pas l'habitude d'aller si loin.

  Assis sur ses talons, l'apprenti avait la tête levée vers un ciel invisible. Ses yeux grands ouverts se perdaient dans les courants brumeux qu'il avait empruntés lors de la dernière transe, ses ailes s'étendaient et il se laissait porter au gré des vents, joueurs et vivants. La falaise à laquelle était adossé le village se fondait dans l'immense pays grillé qu'il survolait, de mur protecteur, de soutien, elle devenait simple ligne brisée, simple trait qu'un enfant malhabile aurait gribouil|

- Lève-toi, petit, tu t'endors.

  La calotte avait pris Gelilaa par surprise, encore une fois. Si elle avait été amortie par sa chevelure abondante, il n'en frotta pas moins l'arrière de son crâne avec vigueur, guère heureux d'avoir été pris à rêver éveillé deux fois de suite. Rapidement, il se remit sur ses pieds : pour éviter de partir une fois de plus et pour éviter les mains de son maître qui le surveillait un peu trop à son goût.
  Il retourna à la porte dans le souffle chaud, regarder les plus jeunes et leurs jeux insouciants. Ils étaient là ses petits frères de cœur, immobiles, tournés vers le centre du village, et les jeux avaient cessé. Un cri dans le lointain porta jusqu'à la case d'Abojo. Un autre plus proche fit froncer les sourcils de l'apprenti. Il retourna vivement auprès du wali.


- J'ai vu des fleurs du Flamboyant tomber avant-hier. Il a fleuri il n'y a pas si longtemps pourtant.
- Pourquoi m'en parles-tu maintenant ? Il y a toujours quelques fleurs qui tombent même pendant la floraison.

  Gelilaa se mordilla les lèvres.

- Je ne sais pas, répondit-il avec une impression de vide quelque part au fond de lui. Il y a du mouvement sous l'arbre. Les hommes sont revenus de l'excursion et je crois qu'il y a des blessés.
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#4
  Le jeune apprenti trouvait qu'il y avait trop de bruit sous l'arbre pour entendre le souffle des blessés. Yatane pleurait en tenant son mari par le bras ; Dalo et Sidy, un autre patriarche, écoutaient les épargnés qui cherchaient tous à se faire comprendre en même temps ; deux femmes criaient pour donner des consignes à un groupe d'adolescents et les enfants qui n'avaient pas de lien avec les mutilés piaillaient dans l'excitation du moment, énervés par la frayeur des adultes et l'odeur du sang, ne comprenant qu'à peine la gravité des choses. Tout ce monde gravitait autour du puits dont les abords accueillaient les civières improvisées et ceux qui n'avaient que des blessures légères.
  Dans les yeux des hommes et des jeunes femmes qui revenaient, la colère et l'incompréhension prenaient le pas sur la douleur. De sa place excentrée, Gelilaa observait quand le wali n'avait pas besoin de son aide, écoutant tout ce qu'il pouvait comprendre au milieu du tumulte. Les gémissements lui serraient le cœur, les visages contractés d'indignation glissaient un lacet froid le long de son dos et la lente compréhension des événements comprimait sa poitrine. Ici, il y avait une large entaille sur la poitrine, là une jambe brisée, plus loin un œil crevé, et encore des mains déchirées, des estafilades, un coup de lance mal placé, une épaule démise... L'apprenti suivait du mieux qu'il pouvait tout en surveillant les mains d'Abojo.


- Encore en pleine concentration, Ge ?

  Accaparé par les soins et ce qu'il entendait, Gelilaa sursauta au son de cette voix rieuse autant qu'à la main qui se posa sur son épaule. A droite, Momô, à gauche, Gajube.

- Alors petit frère, toujours sérieux, hein ? continua Momô avec malice.
- Il joue au grand, renchérit leur ami.

  Le futur wali sourit aux deux arrivants.

- Je n'ai qu'un été de moins que toi, Gajube.
- Oui, je sais, et "tu n'es pas petit pour ton âge", répondit ce dernier en singeant la mère des deux autres.

  Malgré l'heure sombre, Gelilaa ne put s'empêcher de rire. Mais l'instant léger ne dura guère, s'envolant à un éclat de voix telle une aigrette apeurée. Les trois jeunes gens tournèrent la tête en même temps, vers Dalo des Kamale, vers Amoila le Rapide qui élevait la voix contre son patriarche, vers un spectre encore informe et intangible que l'apprenti senti plus qu'il ne le vit, mais dont la simple suspicion le fit frissonner.

- Et ça, tonnait Amoila en montrant un bras recouvert de sang entaillé profondément. Ça, disait-il en désignant la jambe de sa fille aînée qui ne pourrait peut-être jamais plus marcher sans boiter. Cela n'appelle-t-il pas à la vengeance ? Depuis quand devons-nous baisser les yeux quand d'autres hommes nous prennent pour leur gibier ?
- Suffit, mon fils. Tu ne demandes rien moins qu'une expédition punitive, sans rien savoir de la situation chez nos voisins, sans réfléchir aux conséquences.

  Bien que Dalo paraissait furieux de se voir remis en question, il contenait ses paroles et sa voix. Sa colère était pourtant la même que celle d'Amoila et Gelilaa se détourna, un peu gêné. Son regard, libre d'errer de rayon de soleil en tache d'ombre, sautilla d'un homme et d'une femme à l'autre pour ne pas se fixer, redoutant ce qu'il pourrait lire. Il y avait encore des plaintes qu'ils n'avaient su faire cesser, Abojo et lui, des crispations de tous côtés... Les yeux de l'apprenti s'arrêtèrent puis repartirent en arrière, délaissant l'indistinct pour se concentrer. Au milieu de tous, il vit alors ce qu'il avait manqué plus tôt. Parmi les blessés, deux hommes lui étaient inconnus. Deux hommes qu'il avait aidé à soigner et l'un dont le wali n'était pas sûr qu'il survive.

- Ce sont nos frères avant toute chose, martelait Dalo, face à sa chair.
- Des frères ? s'indignait Amoila en s'énervant tant qu'il manqua retirer son bras des mains de sa femme qui le soignait. Où vois-tu des frères ? Pour moi, un homme qui est capable de t'arracher un membre ne mérite pas le nom de frère.

  Jetant un regard d'excuse à ses camarades, Gelilaa rejoignit son maître qui s'était redressé suite à l'altercation. Ses traits étaient graves et des gouttes de sueur perlaient sur son front. L'apprenti posa une main sèche et légère sur son bras pour signaler sa présence et désigna du doigt l'étranger qui gisait à leur pieds.

- Que s'est-il passé ? demanda-t-il simplement.
- Les esprits auront peut-être la réponse à cela, répondit le wali. Amène-le moi à la case, c'est le plus touché.

  Le corps était affaibli, relevant à peine de blessure et en subissant de nouvelles. La fièvre rendait les yeux de l'homme brillants et son souffle court, il tremblait de manière irrépressible en les fixant avec une muette supplication. Gelilaa s'agenouilla près de lui, le regardant avec beaucoup de douceur et de compassion. Sans lui faire plus de mal, il lui humecta les lèvres avec un peu d'eau, rectifia un peu sa pose pour soulager certains muscles ; il prit aussi sa main valide dans les siennes et lui sourit, tandis que son maître partait faire les préparatifs. Penché sur le blessé, l'apprenti répéta sa question en chuchotant :

- Que s'est-il passé ?
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#5
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  Céraziel marchait de long en large en fronçant les sourcils. Dix pas à gauche, demi-tour, dix pas à droite, demi-tour, dix pas à gauche, demi-tour, neuf pas à droite, demi-tour, dix pas à gauche, demi-tour, neuf pas à droite, demi-tour, dix pas...

- Beeuuuh, tu vas finir par me donner le tournis, se plaignit Helliah qui venait d'arriver.

  Loin de l'écouter, car écouter Helliah c'était souvent perdre son temps, Céraziel continua de faire les cents pas. Dix pas à droite, demi-tour, dix pas à gauche, demi-tour, neuf pas à droite, demi-tour, dix pas à gauche, demi-tour, neuf pas à droite, demi-tour, dix pas à...

- Je crois qu'il y en a un qui va râler si tu ne t'arrêtes pas, remarqua encore Helliah.

  Son supérieur ailé lui jeta un bref coup d'œil sans s'arrêter ni décroiser les mains de derrière son dos. Neuf pas à droite, demi-tour, dix pas à gauche, demi-tour, dix pas à droite, demi-tour, dix pas à gauche, demi-tour, neuf pas à droi...

- J'ai jamais compris comment on pouvait être chargé de l'organisation et être nul en maths, persista Helliah en louchant sur sa gauche. Bon, on n'a pas fini les gars : il y a un nouveau village infiltré, infecté, infesté, c'que vous voulez. C'est pas demain qu'on va reprendre notre retard sur eux à ce train là.

  Céraziel ralentit et soupira. Ralentit seulement.

- Je sais. Enfin, j'avais de gros doutes. Mais nous ne pouvons pas être partout, nous sommes clairement submergés.
- Bah c'est bien ce que je disais, constata Helliah, c'est pas moi qui aurais pris un pari sans savoir compter. On est à un contre trois là.

  Dix pas à droite, demi-tour, dix pas à gauche, demi-tour, neuf pas à droite, demi-tour, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf et *PAF*
  Azuliel, assis en tailleur et tournant le dos aux deux individus nerveux et bruyants, encaissa le pied de son frère en rentrant la tête dans les épaules. Il se retourna ensuite lentement, trèèèès lentement, et lui lança un regard assassin. Aussitôt, Céraziel fit un pas de côté pour ne plus être dans le champ de vision mortel du colosse.

- Pardon, Zu, dit-il avec une grimace crispée en se mettant vite fait hors de portée.

  Un peu plus loin, Helliah qui regardait cette scène d'amour fraternel d'un air goguenard, s'éclaircit soudainement la gorge au moment où le rayon vert spectral le balayait à son tour.

- Hum hum. On a combien de villages sous contrôle au fait ? demanda-t-il en consultant les tablettes et peaux sur lesquelles étaient gravés une vague carte de la région et tout un tas de symboles.
- Trois, sûrs.

  Le petit Helliah à l'allure nonchalante et aux manières siiii attachantes siffla entre ses dents.

- Eh bah ! C'est vrai que trois sur... quoi ? Une quinzaine ? C'est un super bon début, ironisa-t-il en secouant une main. Bon, sauf que nous en sommes au milieu, pas au début les gars.
- Seize en fait, se sentit obligé de préciser Céraziel en lorgnant mal aimablement sur l'avorton qui se prétendait Ange comme lui. Il y a des manipulations que nous ne repérons pas tout de suite et des solutions qui prennent du temps. Sois patient un peu. Et puis nous avons quasiment résolu l'un des gros problèmes.
- Les fauves ?
- Azuliel s'en est occupé. Le blond Céraziel baissa instinctivement le ton.
- Tous ceux que j'ai retrouvés sont sous contrôle, confirma le géant de la même voix étonnamment douce que son frère.
- Alors on fait quoi, maintenant ?
- La même chose que tous les jours, Helliah, repérer les accrocs et tenter de les réparer avant que les gens ne s'enfuient.


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#6
  Amako avait beaucoup de mal à garder les yeux ouverts. Une silhouette informe se pencha au-dessus de lui. Des cheveux longs frisés. Un visage assez jeune à la peau plutôt claire pour leur peuple. Des mains d'une grande douceur, tant par leurs gestes que par leur toucher. Un sourire. Un vrai sourire, le premier vrai sourire depuis des jours. Ou des semaines peut-être. Et des yeux. Amako se concentra sur ces deux points noirs qui ne cillaient pas. Il déglutit péniblement, le sang battait à ses tympans comme les tambours boīna. Son corps brûlait, la douleur envahissait chaque parcelle de cette épave dont il était fier avant. Sa main gauche lui manquait et la plaie de son ventre irradiait de pulsations malsaines.
  Le jeune homme chuchota une question. Amako déglutit encore. Des larmes voulaient couler mais ses yeux restaient secs, brûlants. Il rassembla quelques mots pour répondre, des mots qui lui parurent soudain étranges. Ce qu'il s'était passé... Il revit son village et sa femme. Disparus. Il revit la savane familière. Rouge sang. Il revit les gens des mares aux hippopotames. Fuis. Son cœur fit un bond comme pour s'échapper. Tremblant, Amako s'obligea à regarder les yeux noirs. Il commença à parler.


    Son village... Il préférait ne pas y penser. Il avait été attaqué par des bêtes, des fauves venus de plus loin. Quand les siens avaient été décimés, non sans s'être défendus, des insectes étaient arrivés, ils avaient... non. Ils avaient fui, lui et une poignée de compagnons.
  Des jours dans la savane à panser leurs blessures tant bien que mal, à se rassembler et à se repérer pour savoir où aller. La marche ensuite. Elle leur avait semblé bien longue mais ce n'était que pour rejoindre un des villages voisins, le village des mares aux hippopotames. Là-bas, des femmes les avaient soignés. Leurs visages étaient tristes ou sans lumière, les gestes souvent mécaniques. Les hommes restaient dehors, Amako ne les avait vus que par l'ouverture. Comme s'ils guettaient. Un jour il y avait eu des cris, de l'agitation dans tout le village. Kone avait attrapé la fièvre. Il grelottait en plein midi, il délirait, sur les fauves, sur les larves, sur les vers qui attaquaient les récoltes et prenaient le contrôle des hommes. Il délirait.
  Le lendemain, il n'y avait plus de cris. Les hommes étaient venus dans une case où il y avait des malades. Leurs yeux étaient déments. Trois étaient morts déjà, de leur courte errance ou de la fièvre. Un autre était mourant. Ils avaient pris les deux étrangers qui dormaient dans la case et les avaient emmenés dehors. Amako avait entendu de nouveaux cris. Il avait pris peur. Avec deux autres, il s'était levé, péniblement. Kone n'avait pas pu, et ils ne pouvaient pas le porter. Ils étaient partis, essayant d'être le plus discrets possible. Une femme les avait vu, mais elle avait détourné le regard.
  Après... la fuite. Encore. Marcher, marcher, marcher... Et la fièvre. Un groupe étaient tombé sur eux. Au début, ils avaient eu très peur d'avoir été rattrapés. Mais ces gens-là n'avaient aucun rapport avec les autres. Ils avaient eu pitié, leur avaient donné de l'eau. Au bout de plusieurs heures, une journée, il ne savait plus, les autres les avaient rattrapés. Ils hurlaient, ils voulaient les prendre, les tuer, pire peut-être. La fuite, toujours. En courant. Et les nouveaux venus avaient été pourchassés avec eux. Ils s'étaient défendus. Avaient perdu du terrain. Repris. Le sang mouillait le sol avide. Ça avait tourné court. Les gens du Flamboyant l'avaient ramené avec eux. Diawara aussi.


  Amako faiblissait. Les mots raclaient sa gorge, ne franchissant plus ses lèvres qu'à grand-peine. La silhouette au-dessus de lui perdait sa netteté. Un frisson violent le fit hoqueter de douleur. Deux points noirs clignèrent et une main fraîche se posa sur sa joue. De l'eau coula sur sa langue et Amako ne pensa plus qu'à cela, ses yeux sableux se fermèrent.
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#7
  Des bruits de pilonnage et de discussions animées venaient du dehors. Un petit souffle de vent agitait la peau qui barrait l'entrée de la case, portant des odeurs d'épices et de repas chaud jusqu'à la litière. De là, il n'y avait qu'un peu de terre poussiéreuse et la branche d'un arbre rabougri de visibles. Le reste, les femmes qui maniaient le pilon, les enfants qui s'ébattaient un peu plus loin et les hommes qui jouaient au koroyay, tout restait hors de portée, comme s'il ne s'était agit que d'échos d'une vie passée.
  Amako remarqua le plafond de la case, où des restes de toiles d'araignées déchirées flottaient. Alors il s'aperçut qu'il était éveillé. Un choc sur le mur le fit tressauter, soudain crispé. Les sons à l'extérieur ne changeait pas, le rescapé se détendit. Il tourna la tête pour voir ce qu'il y avait dans l'habitation, mais le bol, la cruche, la natte et la grande palme abandonnés auprès de lui ne purent rien lui apprendre sur sa situation exacte. L'homme étendit un bras, attendit. Rien ne bougea. Il se redressa et se servit un peu d'eau.
  Deux voix se rapprochaient. Une femme aux intonations vives et un homme au ton ferme et profond. Amako reposa doucement le récipient en passant sa langue sur ses lèvres, récupérant une goutte égarée. Au début, les mots restaient indistincts. Puis des pas se firent entendre aussi et la  discussion devînt audible. Méfiant, le blessé se tînt immobile, les yeux tournés vers la porte, cherchant à comprendre ce qui se disait.


- Ce n'est pas vraiment comme ici. Il y a plus d'eau, pour le bétail en tout cas, mais plus de moustiques aussi. Je ne m'y sentais pas à l'aise, ce n'était pas la terre de mes ancêtres. J'ai repris mon bâton de marche au bout de quelques jours avec un regard en arrière quand même. Mais là où étais les proscrits, j'étais plus chez moi que là-bas.
- Tu as bien fait Assama. Les ancêtres ne peuvent rien si tu pars trop loin.
- Va Yatane, j'attends dehors si tu as besoin de quelque chose.

  Amako respira un peu mieux. Un vertige le saisit et il se rallongea doucement, sans bruit, une sueur froide coulant le long de son dos. On toqua contre le mur. La peau s'écarta et une femme aux formes généreuses entra, portant un plat de sori dont le fumet provoqua des gargouillis dans le ventre d'Amako. Il tenta de se relever à nouveau, mais son corps ne répondit pas comme il s'y attendait, tremblant à chaque mouvement. La faiblesse le rattrapait.

- Ne bouge pas, dit la femme en posant une main sur sa poitrine pour l'obliger à rester tranquille.

  Elle avait apporté aussi de l'eau plus fraîche et elle lui tamponna le front en voyant son teint livide. Quand son regard croisa celui du convalescent, elle lui sourit et lui montra le bol plein.

- Ça te tente ?

  Soudain, Amako se réjouit. S'il se sentait faible, la fièvre ne le tourmentait plus. Avec un peu de chance, elle ne reviendrait pas et Diawara serait guérit lui aussi. Avec un peu de chance, tout le mode croirait que la fièvre venait des mares aux hippopotames.
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#8
  Il y avait encore une fleur tombée près du puits, une tache colorée sur le sol poussiéreux, un souci de plus sur le cœur de Gelilaa. Obliquant vers le Flamboyant, il récupéra les pétales qui flétrissaient déjà dans la chaleur et se perdit un instant dans le rouge carmin de cette petite promesse de mort. A mesure que l'arbre à palabres se dépouillait, l'apprenti sentait sa vie s'écouler en une pluie collante qui poissait les conversations et entraînait dans son lent ruissellement les mots plus légers qui liaient les villageois entre eux. Lorsque la fleur s'échappa entre ses doigts, il se sentit tomber avec elle, découvrant dans cette chute tournoyante les ombres qui s'allongeaient sur le village.

- Ge, tu ne voulais pas retourner voir le malade ?

  L'apprenti pivota pour regarder son camarade. Il réfléchit un instant, pesant le pour et le contre en se mordillant l'intérieur de la joue puis finit par secouer la tête.

- Non, ça n'est pas la peine. Il n'y a plus rien à faire, s'il passe la nuit ce sera un miracle. Kassi est avec lui, j'irai un peu plus tard.

  Le regard noir se porta au loin, évitant la moindre forme humaine, cherchant la solitude de la plaine. Comme par instinct, Gelilaa tendit une main dans son dos, vers le soutien de la falaise et les souvenirs des ancêtres. Leurs souffles éthérés laissaient des empreintes sur les lignes de ses paumes, des traces intangibles qu'il suivait lorsqu'il devait trouver son chemin pour rejoindre les esprits. A l'inverse, le sable et les graines qu'il prenait entre ses doigts, les branches qu'il transportait pour le feu et les mains qui prenaient les siennes dans tous les gestes du quotidien, dessinaient un fil à suivre pour le retour.
  Un jour, la Renarde était apparue devant lui, balayant la moitié de route qu'il lui restait à parcourir d'un rire un peu moqueur. Elle avait saisi son poignet, capturant son âme comme un petit coucal affolé. Il battit des ailes sans savoir pourquoi, voleta entre ses doigts qui l'entouraient d'une cage lâche. Sur Terre, son cœur battait la chamade, sa bouche s'était entrouverte sur des mots silencieux. Il tournait en rond, tournait, tournait, et ne voyait pas qu'il pouvait s'enfuir, accaparé par les yeux si profonds, piégé dans les rayons d'ambre de ce regard surnaturel. La Renarde avait déplié les doigts de Gelilaa et en lui souriant, du bout de ses lèvres roses nacrées elle avait soufflé au creux de sa main, effaçant de ce simple geste tout ce qui le rattachait à son village. Son souffle était chaud, chaud, la chaleur avait pénétré son corps, l'avait envahi, calmé. Son esprit protecteur avait resserré sa prise et il n'avait pu que la contempler, plonger dans l'ambre tandis qu'en lui son cœur coucal s'agitait, s'agitait.
  A une expression agacée fusant près de lui, le futur wali revînt, posant une main sur sa poitrine pour calmer les battements qui l'ébranlaient. Gajube jetait des coups d'œil à droite et à gauche, surveillant son ami d'un côté et l'effervescence qui envahissait le centre du village de l'autre.


- Il va encore y avoir des mauvaises nouvelles, je parie, fit-il en voyant les femmes qui revenaient d'un grenier et l'attroupement qui se formait sur la place.

  Gelilaa fronça les sourcils devant la nouvelle scène qui se dessinait. Une fois arrivées au centre de la place, Yaberou et Setou, toutes deux de la famille des Yantoumbé, posèrent un vase dans lequel la plus âgée introduisit une main. Elle la ressortie pleine de grains qu'elle présenta à tous ceux qui se penchaient, le visage sévère, désespéré.

- Il y en a plein comme ça, intervînt Setou pour épauler sa cousine. Tout ce qu'il y a dans le grenier est gâté, on ne peut pas trier grain à grain !
- C'est quoi, ça ? demanda un des hommes présents en montrant les petits points noirs mélangés aux céréales.
- Des charançons, idiot.
- La faim, ajouta quelqu'un.

  Un silence pesant tomba sur le groupe. Personne ne savait que dire ou que faire dans l'immédiat. Certains examinèrent le contenu du vase en mettant de côté les grains foutus, avant de se rendre rapidement compte de l'ampleur de la tâche, d'autres tournèrent autour de l'attroupement en se mettant à discuter sans but et sans raison. Gelilaa s'approcha pour voir à son tour mais ne resta pas au milieu de tout ce monde, se sentant par moment encore flotter, dériver sur les faibles sursauts du vent, loin des siens et si proche à la fois, comme s'il pouvait se perdre tout en se mêlant à eux.

- Tout est comme cet échantillon ? s'enquit-il néanmoins, prenant appui sans trop le vouloir sur le bras de Gajube qui lui fit un large sourire amusé.
- On n'a pas vérifié les autres greniers, mais s'il y en a un peu dans un, tout ce qu'il contient est perdu, se lamenta Yaberou. Setou, va chercher Dalo et ton grand-père. Et va chercher ton frère Sekou. Il va falloir ouvrir les autres réserves pour voir.
- Viens. Gelilaa sentit qu'on le tirait par sa tunique. Viens, répéta son ami, c'est bon, tu ne vas pas t'occuper de tous les problèmes du bled non plus.

  L'apprenti céda, reculant pas à pas. Quand il n'y eu plus personne à moins de trois mètres, une bulle de légèreté enfla en lui, écartant sur son chemin les petites bêtes, les maladies, la sécheresse, tout ce qui pesait depuis un moment sur ses épaules. Il adressa un regard complice à Gajube et fit soudain volte-face, s'élançant vers leur ancien terrain de jeu et les souvenirs de temps plus joyeux, bénissant dans sa course celui qui lui offrait ce soulagement temporaire.
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#9
  Quelques hommes avaient installé leurs métiers à tisser sous le Flamboyant. Assis à leurs côtés, Assama somnolait en appui sur sa canne. Son crâne avait été rasé et sa barbe taillée. Rassasié, il ressemblait un peu moins au vieux corbeau déplumé qu'il était à son retour.

- Non, pas autant, la moitié seulement. Il y a un grenier où les bestioles sont moins présentes. Ta femme et les autres anciennes vont chasser et trier tout ce qu'il y a dedans, ensuite on mettra ce qui a été récupéré dans un nouveau grenier, celui que les jeunes sont partis construire.
- Tu vois les choses trop belles, Benam, elles vont récupérer ça comment ?
- Le wali leur a montré tout ce qu'il fallait faire. Pour voir si les céréales sont infestées, pour éviter la venue des bestioles, pour les chasser et pour les détruire quand tout est perdu. Tu vois que c'est toi qui est trop pessimiste, Tewe, renchérit son interlocuteur en chassant de la main une agaçante feuille qui menaçait de tomber sur son métier.
- Mais oui, c'est ça, grommela le vieil homme qui paressait à l'ombre comme à son habitude. J'ai vu la réserve que ton wali a ordonné de brûler. J'ai vu les précautions qu'ils ont prises pour éviter que tes petites bêtes aillent s'installer ailleurs. Ça n'avait pas l'air d'une partie de plaisir. Tout maître des esprits qu'il est, c'est toujours un homme et il n'a pas de solution pour nous donner une nouvelle récolte.

  Assama ouvrit un œil curieux. Ça commençait à discuter ferme sur les provisions perdues et l'absence de solution à ce problème. Avec la pluie qui tardait à tomber, aucun village n'accepterait de se défaire d'une partie de son stock. Et si on prenait en compte le nombre de migrants qui étaient passés par là ces derniers jours, certains endroits devaient être totalement abandonnés. Il n'y aurait rien à attendre de leurs voisins qui se débattaient tant bien que mal avec leurs propres problèmes.

- Son travail le plus important n'est pas d'agir sur les choses concrètes que nous tenons dans nos mains, protesta Assama en fronçant ses sourcils broussailleux. C'est à nous de conserver ce que nous tenons, avec son aide ou non.
- Ah, et quel est son travail le plus important alors ? ironisa Tewe avec un petit sourire pour les autres hommes qui se s'étaient tus. Donner des conseils peu convaincants ?
- Tsss ! Tu le sais aussi bien que moi. C'est en amont qu'il travaille. Sans wali, nous ne pourrions pas  obtenir l'aide des esprits, sans wali nos ancêtres ne pourraient rien pour nous.
- Et c'est toi qui me dis ça ?

  Il y eut un silence pendant lequel Assama sembla marmonner dans sa barbe.

- A quoi cela m'a-t-il mené de ne pas écouter ? lâcha-t-il finalement, amer et bougon. J'ai joué à l'idiot. Maintenant, je pense que si le wali dit quelque chose, il a peut-être une bonne raison.

  Tewe toisa l'ancien exilé avec un regard mal aimable et émit un son peu élégant.

- Ha ! L'exil t'a ramolli la cervelle on dirait. Vas-tu me dire aussi qu'il y a une raison pour enfermer la pauvre Kassi pendant trois jours ?
- Je suppose.

  Assama haussa les épaules et se releva lentement, ignorant à dessein l'air méprisant du patriarche rabougri. En traînant un peu des pieds, il s'éloigna des tisseurs qui retrouvaient leurs voix et gagna l'extrémité sud de la place qu'il dépassa sans s'y arrêter. Plus loin, là où le village s'amincissait jusqu'à se perdre dans la falaise, deux hommes entassaient des pierres dans une anfractuosité de bonne taille. Ils agissaient avec habileté, soulevant les blocs pour les poser à l'entrée avant de les pousser avec une perche par dessus les autres. Le bas de leur visage était couvert d'un morceau de tissu imbibé d'une lotion préparée par le wali et cette dernière dégageait une odeur douceâtre qui envahissait les lieux en chauffant au soleil.
  Abojo s'était attiré l'antipathie de certaines personnes en consignant la jeune femme dans la case des malades sans justifier sa décision. Kassi avait obéit mais des réflexions sur l'âge du wali circulaient maintenant, des phrases moqueuses et sans déférence. Debout sur une faible hauteur, Assama repassait ce qu'il avait entendu en surveillant le travail des fossoyeurs. Là, au creux de la roche, sous les cailloux issus de cette falaise, dormait pour toujours un homme qu'il n'avait pas connu, ayant succombé à de légères blessures, à la fièvre et à l'épuisement. Dans le village, un autre homme se reposait mais d'un sommeil léger, ayant survécu contre toute attente à plus d'une plaie, plus d'un traumatisme qui auraient pu lui être fatals.
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#10
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  Il n'y avait qu'un rai de lumière qui filtrait par l'entaille dans la falaise. Invisible à dix pas, la lueur rosée n'aurait pas suffit à guider la moindre personne, mais sa présence en ce lieu sauvage n'avait rien à voir avec le besoin de guider quelqu'un. Des effluves presque évanouis flottaient à l'entrée de la crevasse, chatouillant cet organe si particulier appelé nez, que Helliah maudissait souvent pour les désagréments qu'il lui apportait.

- Eeheeeew. Elle est là.

  Le nez plissé, il avança encore de quelques pas puis s'arrêta pour regarder en arrière.

- Je sais qu'elle a un problème avec ce qui est acceptable au niveau olfactif et visuel, mais on ne va pas camper ici. Si ?

  Son collègue à la chevelure sauvage et à la carrure impressionnante marmonna quelque chose d'incompréhensible. Ou il grommela en se raclant la gorge. Enfin il grogna quoi. Haussant un sourcil, Helliah reprit, prudent :

- C'est pas pour les deux autres qui vont encore nous emmerder pour la ponctualité, et quand je dis les deux autres, c'est surtout un, mais il y a aussi que nous sommes "un peu" visibles pour toute personne de notre nature. Ou ceux d'en face. Ce serait ballot d'attirer tout plein de monde sur le terrain vu l'enjeu. Ah tiens au fait, il va falloir que j'en parle avec Céraziel de...

  La voix fluette s'éteignit peu à peu comme le fin personnage s'engageait avec aisance dans le trou, abandonnant son collègue à ses pensées sophistiquées. Soupirant, Azuliel leva sa main droite et grimaça en remarquant quelques petites taches de sang qui avaient échappé au nettoyage. Mais l'inspection ne dura pas et sans eau à portée, il ne pouvait guère faire attendre les autres plus longtemps. Soupirant encore, il pénétra dans la crevasse et trouva tant bien que mal son chemin vers la lumière.
  Dans la grotte baignée des lueurs d'un feu aux langues roses et or, une silhouette alanguie était étendue sur le sol sablonneux. Elle était vêtue d'impossibles étoffes à la légèreté et à la transparence indécentes, une superposition de feuilles tissées aux couleurs chaudes. L'air mutin, elle croquait un fruit juteux qui laissait de temps à autres tomber une goutte sucrée entre ses... attributs féminins de proportion inquiétante. Semblant avoir quelque chose à dire juste sur le bout de la langue mais se taisant pour une fois, Helliah restait suspendu à la gouttelette hésitante, lèvres entrouvertes, et ne se détourna que lorsque l'ange aux courbes voluptueuses braqua son regard d'ambre sur lui, mordant à pleines dents la chair savoureuse.
  Azuliel s'intéressa aux quelques dessins sur les parois qui indiquaient que les lieux avaient déjà été visités. Face à la gourmande, son frère n'en menait pas large. Il oubliait de fermer correctement la bouche et n'avait pas même commencé à la briefer.


- Euuh... on ne bosse pas ? s'enquit Helliah plus pour couvrir les sons que produisait l'autre en se léchant les doigts que par réel souci de mettre au rapport.
- Si... si si, bien sûr, répondit Céraziel en se secouant. J'étais justement en train de dire à Azerine que sa tenue et son attitude n'étaient pas des plus propices à... à un conseil de guerre.
- Ce à quoi je lui faisais remarquer, le coupa la jolie rousse au visage parsemé d'espiègles petites taches, que ma tenue ne pouvait être qualifiée d'impudique puisqu'il ne s'agissait que d'une apparence et que pas la moindre parcelle de tissu ne recouvrait mon corps. Et je l'invitais même à venir vér|
- Enfin bref ! Nous sommes tous là maintenant, il est grand temps de rassembler nos informations et de coordonner les prochaines phases de riposte.

  Azuliel rasa un mur en crabe pour aller se placer près de son frère en lui tournant presque le dos, dans une pose qui aurait eu une grande classe avec le vent pour jouer dans ses cheveux et le regard de trois quart qui va bien mais qui lui donnait juste un air constipé sans ça. Céraziel le suivit des yeux un peu surpris et continua sur sa lancée :

- Des fuyards ont repris possession d'un village abandonné. Nous avons travaillé à leur insuffler assez d'espoir pour qu'ils décident de ne pas aller plus loin. Il y a de bonne chance qu'à partir de là nous puissions relancer un peu notre entreprise. C'est une très bonne chose.

  Après avoir montré l'emplacement du village et avoir expliqué la configuration des lieux et la façon dont lui et Azerine s'étaient occupés de ce coup de maître, Céraziel demanda l'avancement du côté d'Azuliel et Helliah.

- Les bêtes les plus folles ont été éliminées, répondit le colosse d'un ton triste. Ils doivent être au moins deux à les manipuler et je pense qu'ils prennent plus que tout plaisir à les torturer. Sa voix devînt grondante sans perdre de sa beauté, bien que la sauvagerie lui fasse un contrepoint déroutant. Ici, ici et ici, il reste des fauves qui se cachent. Je ne sais pas encore s'ils sont dangereux ou non, mais ils ont été approchés par nos ennemis, c'est une certitude.

  L'ange à la crinière retourna s'appuyer à la paroi et croisa les bras, ayant apparemment terminé de parler. Avant que son frère aux traits fins et aux yeux d'améthyste n'ait demandé plus, Helliah prit son tour de parole.

- Alors nous avons repéré des traces directes ici, ici, là... euh là aussi. Et des infractions aux règles également. Il va falloir prévenir l'arbitre. J'ai commencé à désinfecter certaines zones mais quand il s'agit de moustiques c'est plus difficile, ils vont n'importe où et Azuliel n'est pas fichu de les contenir, se plaignit-il en soupirant. Enfin, si on met tout ensemble, je crois qu'on peut dire que tout ça, et il dessina du doigt un demi cercle sur la carte, est presque sous contrôle. Ça fait... six villages. C'est mieux que la dernière fois, mais c'est encore insuffisant.
- Je sais, et plus la sécheresse s'installera, moins nous pourrons éviter les migrations. Il n'empêche que nous devons continuer ainsi.
- Tu vois, Céraziel, je pensais pas que ça pourrait nous servir, mais finalement, ton idée d'accepter le "pas de mort directe, pas de soins directs, interdiction de dévoiler notre nature etc." n'était pas bête. Maintenant qu'ils ont fait les cons, nous allons pouvoir réfléchir à comment utiliser les pénalités compensatrices. A condition qu'on retrouve l'arbitre. Manquerait plus qu'ils l'aient tué celui-là.

  Azerine pouffa en regardant son collègue débiter ses âneries à toute vitesse et Helliah lui fit un clin d'œil en retour. Elle se redressa alors pour venir prendre place près des peaux avec leurs cartes et annotations. Son parfum pénétrant vînt envelopper le petit ange qui s'empressa de retourner près des deux frères, mal à l'aise.

- Je vais continuer à fouiller au travers des transes des walis. Là où l'autre camp ne les a pas encore éliminés, bien sûr. Plus ça va, plus ça me plaît, dit-elle soudain très enthousiaste. Les songes des hommes sont fascinants, et eux sont amusants. Surtout les jeunes.

  L'ange s'interrompit dans son discours, observa le trio et sourit largement.

- Oubliez ma dernière phrase, les gars. Bon, on y retourne ?


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