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Âme à vendre
#1
- Tristan, c’est toi ?

Sa voix m’exaspère. Sa question stupide plus encore. Bien sûr que c’est moi. Qui d’autre fréquenterait cette maison à 14h00 ?
J’en ai assez de perdre constamment mon temps avec ce monstre d’incompréhension.

- Oui c’est moi, ‘man, dois je répondre.
- Tu rentres bien tôt.

Et aller, encore un reproche. Pourquoi ne me le demande t-elle pas directement ?!
« Tu as séché ? ».

- Je n’avais pas envie d’aller au sport, je dois une fois de plus répondre sur un ton égal, alors que je monte à l’étage après avoir retiré mes chaussures.
- C’est encore la bande de Geoffrey ?


*Clac*

Ma porte se referme plus fort que je ne l’aurais voulu.
Je fais glisser le verrou.
Elle veut m’entendre me répandre. Elle veut que je soulage ma souffrance en me confiant.
Foutaises ! Elle veut surtout l’entendre. Qu’est ce que ça change que je raconte ?!
Je retire ma veste. Et je la place sur le porte manteau à ma porte.
Il porte l’emblème du Lycée Saint Francis.
Je dois l’arborer tous les jours.

Tous les jours, quand je prends le métro, il faut que je lutte contre l’envie de m’enfuir qui me saisit à chaque fois que les types du Lycée Montesquieu me dévisagent, pire, qu’ils me dépècent du regard.
Ils n’attendent qu’une chose : que je supporte leur pression.
Et quand j’arrive au lycée, il faut aussi que je supporte le souffle puant de Geoffrey à qui je n’apporte jamais assez d’argent.

J’ouvre mon sac, et j’en sors mes affaires.

Le premier sourire de la journée illumine mon visage.

Balzac.

« L'effet le plus essentiel de l'élégance est de cacher les moyens. Tout ce qui révèle une économie est inélégant. »

J’adore cet homme. Je peux enfin prendre le temps de le lire sans me faire insulter parce que c’est moins viril que d’aller fumer un joint dans l’arrière cours ou de discourir sur le décolleté de la prof d’allemand.

Je soupire et je prends le temps de respirer vraiment. Je m’empreigne, je me rassasie de son génie.
Et avant que je m’en aperçoive, il est 18h00.

L’Ogre rentre.
Je pose mon livre et j’ouvre mon ordinateur portable.
Je sais combien de temps il me reste, moins d’une minute.

* BOM BOM BOM *

- Je suis là. Ma voix trahit mon anxiété.
- Ouvre. La sienne dénote de son énervement.

Je me déplace vers la frontière entre la morne journée et le cauchemar de la soirée.

Jean François Pertuit.
125 kilos pour 1 mètre 88. Directeur des ressources humaines chez LeFort et fils. Une compagnie d’import export.
Ancien nageur. Raciste et homophobe, c’est certain.
Je regarde ses pieds. J’entends son souffle court qui marque sa nervosité. Et je sens la puanteur de sa transpiration.
Je le dégoûte.

- Alors, tu n’as pas été en sport.

Ce n’est pas une question, c’est l’enclume.
La gifle retentit dans toute la maison.
C’est le marteau.

- Tu es un homme !? Es-tu seulement un être humain !

J’ai reculé de deux pas. Cet homme ne sait pas quelle est sa force, il a des mains de géant. Et je n’ai pas la carrure pour lui résister. Comment le pourrais-je ? De lui, je n’ai rien hérité si ce n’est un goût immodéré pour la critique de ce monde.

- Réponds ! Es-tu un homme !?

Je sais ce qu’il veut entendre, ce qu’il aimerait que j’admette, ce qui l’arrangerait : afin de mettre un point final sur mon dossier comme celui des pauvres bougres qu’il licencie a tour de bras. Il veut que j’admette que je suis un bon à rien. Et un pédé.

- Je ne me sentais pas bien, est la seule excuse prononçable alors.
- Tu sais très bien que c’est faux ! Tu te comportes comme un moins que rien et tu donnes raison à tous tes détracteurs, j’en ai assez de payer des cours auxquels tu participes à la carte ! Marre de ton air méprisant et de ta façon minable d’éviter ta mère ! Alors écoute moi bien, parce que je ne le redirai plus ! Soit je te fous en pensionnat une bonne fois, soit tu prends tes responsabilités, mais tu cesses d’agir comme un petit CON ! Tu m’entends !?

Il n’aime pas m’insulter. Mon regard fuyant, mon mutisme, tout cela le fait enrager. Il aimerait que j’explose à mon tour. Mais je ne le ferai pas. La violence est l’arme des petits.
Il contrôle l’allumage de mon ordinateur. Une page Word pleine d’allemand. Il déteste ça. Il ne comprend pas cette langue, ni l’espagnol. Moi je les connais toutes les deux. Et je pourrais mettre dix fois la même page en dix jours, il n’y verrait rien.

*CLACK !*

La brutalité avec laquelle il ferme la porte lui ressemble bien, oui.
Je me laisse basculer sur mon lit, et j’étends mes bras. Ma joue me brûle encore, mais ça n’a pas d’importance. L’Ogre est passé. Et moi je peux vivre à nouveau.
Après 20 bonnes minutes, je me redresse et je retourne à ma tablée.

Mon téléphone résonne dans mon sac, je soupire à nouveau, c’est vital. Et je saisis l’appareil.
Laetitia.
Laetitia est la déléguée de ma classe. Une fayotte aux yeux des autres parce qu’elle ne perd pas son temps à discourir des défauts physiques des enseignants. Et une perverse aussi. Parce qu’elle m’adresse la parole et qu’elle me considère avec attention.
Je pose le téléphone.
Je ne répondrai pas. Je sais ce qu’elle veut. Je sais en tout cas ce qu’elle ne veut plus. Mais moi, je n’ai pas besoin d’elle. Ni en tant qu’amie et encore moins en tant que..En tant que quoi ? « meuf » ? « Petite amie » ? « Maîtresse » ?
C’est soit vulgaire, soit prématuré.
Mince, j’intellectualise encore les choses.

Je vais me gorger à la source de papier qu’est Balzac, lui intellectualise pour moi, parle d’élégance…

*Poc poc poc*

- Tristan ? Tristan, mon chéri, tu viens manger ?

Je regarde l’heure. 19h30. Déjà ?
Manger. Ah oui. Ma mère cuisine bien. Mais je n’aime pas manger depuis que je dois partager ma table avec l’Ogre.

- Je n’ai pas faim, me mets-je à cracher.
- Ton père sera furieux, dit-elle sur un ton attristé.
- Alors ne lui dis pas !

J’ai besoin d ‘air. Besoin de partir, n’importe où, n’importe comment. Fuir. C’est ça, fuir.
J’ouvre la fenêtre, et le tombereau de la réalité me tombe dessus.
Fuir ? Pour aller où ? Avec quoi ?
Le monde est vaste.

Je regarde l’ordinateur. Je pourrais discuter de mon mal être avec d’autres. Mais eux aussi aimeraient que je m’épanche. Je vais ruminer ça cette nuit. Ce sera très bien.
Je vais prendre ma douche à l’étage, et je passe mon pyjama.
Ce soir, j’irai faucher un bout de pain et du fromage.

Maintenant, j’ai sommeil.

Je ferme la fenêtre que j’avais laissé ouverte. C’est étrange, dans la rue, j’ai l’impression qu’une forme m’observe, je plisse les yeux.
Une vague silhouette, dont je ne peux définir si elle est grande ou petite, tant la notion de distance est floue en cet instant.
Rien n’y fait. Je veux m’en assurer et je vais chercher une lampe.
Quand je reviens, plus rien.
J’ai du rêver. Il faut que j’aille dormir, demain sera une longue journée de plus.
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