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Cycle premier : La Lance et le Bouclier
#1
I . Affaire 23a : Le cas " Saint-Cyr "

Saint-Cyr a une façon toute particulière d’observer les gens. Il vous fixe dans le blanc des yeux et ne vous lâche pas jusqu’à ce que vous sentiez que le moment où il va vous bondir dessus pour les arracher est imminent. La plupart de ses interlocuteurs sont généralement assez intelligents, ou intuitifs, pour détourner le regard ou simplement s’éloigner en adoptant une allure inconsciemment soumise.

Seulement il arrive que parfois le péché d’orgueil conduise certaines personnes à ignorer le danger. C’est dans cette conjoncture que je fis pour la première fois connaissance avec Cyr.


- Il m’avait défié.

Voilà ce qu’il ne cessait de répéter, le visage buté, le dos droit bien calé contre le dossier de la chaise inconfortable qui faisait face au bureau de fonction. Son aura suintait la méfiance à mon égard alors que je m’efforçais de garder une attitude de neutralité bienveillante pour cette énergumène qui se disait serviteur de Laurent.

Je pris le rapport posé devant moi. En général la vision des formulaires où figure le sigle de Dominique suffit à faire se cristalliser la culpabilité chez l’individu le plus obtus. En l’occurrence, le faciès que m‘offrait Cyr était un masque sans la moindre aspérité. J’avais connu par le passé une personne de cet acabit, quelqu’un sans regret et il n’était pas au service du Très Haut. J’en chassais le souvenir désagréable pour me concentrer sur le dossier de Cyr, plus connu sous le nom de « Saint-Cyr ».

Vingt-sept. Ce n’était pas son nombre d’années de service, ni même l’âge de son ancien incarnat. Cyr avait été le sujet de Vingt-sept interpellations de la part de nos services.

Dire que je me sentais à l’aise à ce moment serait mentir. Manifestement cet homme aurait dû être déchu. Qu’avais-je fait pour avoir à traiter son cas ?

Je mis en place la procédure II 324bis qui est conseillée pour ce genre de cas de figure et me risquais à un peu d’humour pour désamorcer l’atmosphère de conflit.


- Joli parcours.

La II 324bis n’était pas précisément ma spécialité. Cyr ne m’en tint pas particulièrement rigueur et se contenta de continuer de me pourfendre de ses yeux noirs.

- Reprenons. Il est noté que vous avez agressé physiquement un prêtre.
- Il m’avait défié.
- Que vous avez agressé physiquement un prêtre qui vous aurait défié… dans une église ?
- …
- Je prends votre silence pour une approbation. Je continue. Le père Jérémie est décédé suite…
- Je ne l’ai pas tué.

Cyr venait d’enfreindre la sixième règle du code avec lequel je régissais mes relations avec le monde extérieur. Je pris le temps d’une inspiration pour retrouver le calme qui sied à un agent de l’administration juridique.

- Ne m’interrompez pas. Le père Jérémie est décédé suite à une crise cardiaque provoquée par, je cite « une douleur excessive. » . Bien. Avez-vous à présent quelque chose à rajouter ?
- Je ne l’ai pas tué.

À cet instant précis j’ai compris que ce serait un cas difficile. Je fis appel pour la seconde fois à II 324bis.

- Peut-être « autre chose » à ajouter ?
- J’ai respecté le principe de discrétion.

Surprise par l’aplomb et le toupet du prévenu, je reposais le dossier et marquais un temps d’arrêt durant lequel je me permis de croiser les mains pour m’offrir la contenance nécessaire pour suivre le reste de l’interrogatoire sans ciller.

- Poursuivez.

Droit comme le glaive de la justice, il m’expliqua comment profitant du peu d’affluence, il avait apposé une main sur la bouche du prêtre tandis que de l’autre, d’une manière que j’estimais comme assez barbare, les doigts repliés en serre, il faisait pression contre l’un des organes internes. Méthode douloureuse mais sans risques, du moins chez un sujet en bonne santé. Le cœur n’avait pas supporté le choc et en quelques secousses il avait expiré dans les bras de Cyr.

Les rares témoins de la scène n’y avait vu qu’un malaise et les rapports de police attestait cette version à en croire la copie que je pouvais en avoir sous les yeux.

Heure du décès : 16h47.

Le crime parfait à un détail près.

L’âme du prêtre, loyal serviteur de sa Grandeur, avait filé tout droit à l’étage supérieur en faisant un arrêt au service des réclamations et ouvrant dans la foulée le dossier Saint-Cyr pour la vingt-huitième fois.


- Bien. Soit. Je rajoute cette parenthèse, bien que dans votre cas il est hautement improbable que vous puissiez vous appuyer dessus pour des circonstances atténuantes. Nous achèverons par une dernière question. Pourquoi ?
- …

Considérant à tort que son mutisme était une avancée en comparaison à ce qu’il s’échinait à répéter depuis le début de l’entretien, je me hasardais à insister.

- Qu’est-ce qui vous a poussé à violenter un prêtre dans le cadre d’une enceinte sacrée ?

Je perçus un infime changement au niveau de sa rétine, ainsi qu’un très léger mouvement d’épaule. Je sentais le dénouement proche et, d’une main fébrile, je m’apprêtais à assigner sa déposition aussi rigoureusement que possible.

C’est à cet instant précis qu’il se jeta sur moi.

Il m’agrippa et me tira vers lui. Il se tenait à présent debout, son poing refermé sur ma cravate après que, dans une position assez embarrassante, je me sois retrouvée non plus sur mon fauteuil, mais sur mon bureau.

Si j’avais disposé d’un corps à ce moment-là, j’aurai probablement étouffé. Je n’en commençais pas moins à être en proie à une forme d’inquiétude bien que je n’avais toujours pas lâché mon stylo et le formulaire, m’y agrippant comme Athéna à sa lance et son bouclier.

Le cou de Cyr était congestionné, il avait abandonné son teint blême pour une teinte rougeaude qui m’indiquait assez clairement la fournaise d’énergie qui était présentement en train de l’irriguer.


- Relâch….

Je n’eus pas le temps d’en dire plus, avec force, Cyr me hurla dessus si bien que dans mon hébétement je ne sus saisir pleinement le sens de ses premières vociférations.

- […] savoir pourquoi ? POURQUOI ?!!

Il me soulevait à présent pleinement au-dessus de toute surface et il m’était impossible de répliquer quoique ce soit car sa seconde main était à présent occupée à me broyer le cou.

Je clignais des yeux en signe d’assentiment. Oui, plus que tout, je voulais savoir pourquoi et enfin régler ce dossier.

Je me retrouvais secouée de plus belle.


- Je vais te le dire, sa voix était à présent un feulement. Ma cible s’était réfugiée à l’église et ton cureton, ton saint, n’a rien trouvé de mieux que de s’interposer entre lui et moi. Je lui ai demandé une fois de s’écarter. Il a refusé. Ensuite, je l’ai pris comme je te tiens.

Cyr retroussa ses lèvres et dévoila deux rangées de dents féroces. L’évidence me frappa. Cet ange n’avait plus toute sa raison.

- Je réserve le même sort à tous ceux qui se mettent entre moi et Son œuvre, Sa justice.

Le feulement de sa voix commençait à prendre une intonation de plus en plus déplaisante et incontrôlée.

Je le confesse, que sa grâce Dominique m’absout, c’est à cet instant que la panique monta en moi. Je fermais les yeux pour échapper à la vision de ce fou et lâchais mon stylo alors que je laissais mon aura angélique m’entourer dans une ultime protection.

Un choc sourd au niveau de mon séant. Je venais de retomber au sol. Je crois bien que je tremblais à cet instant précis, ne réalisant pas tout de suite que sa main avait quitté ma gorge tant j’en ressentais encore l’étau.

Au bout d’un moment, je puisais assez de courage pour oser ouvrir les yeux. Il se tenait accroupi, à mon niveau, me fixant de ses yeux fauves.

Je restai immobile. Lui-même était comme statufié, jusqu’à ce qu’il tende une main vers moi, très lentement, presque avec respect, comme s’il craignait soudainement de me briser en m’effleurant.

L’étrangeté de l’instant fut rompue avec l’entrée de l’agent Etienne, grade 2 de sa grandeur le très juste Dominique. Comme toujours, Etienne arborait un sourire d’une franche jovialité.


- Ah ! Parfait ! Agent Hermary, je vois que vous avez déjà fait connaissance avec votre nouvelle affectation !
- Je… je vous demande pardon, agent Etienne ?
- Inutile d’exprimer votre joie. Vous êtes un agent prometteur, et j’ai personnellement travaillé à votre mutation. Vous partez dès demain pour Immac. Vous verrez, c’est charmant, vous aimerez beaucoup ! Vous serez en charge de la surveillance de Cyr. Et comme vous êtes déjà amis, cela tombe pour le mieux ! Ah ah ah…
- Mais non..

Etienne perdu son rire et son sourire.

- Vous avez dit « non », agent Hermary ?
- Je voulais dire que j’acceptais cette mission avec félicité.
- Bien ! Bien, bien !!!

Le regard d’Etienne se porta sur un Cyr toujours accroupit toujours absorbé dans ma contemplation.

- Et vous, mon gaillard, vous avez rendez-vous avec votre supérieur. Allez, filez avant que je dépose une plainte. Ah ah ah !

Je me relevais en laissant s’éteindre mon aura. Cyr se redressa aussitôt et adopta une position militaire. Il s’inclina, et quitta mon bureau. Je ne pus me résoudre à ne pas froncer des sourcils. Je n’avais pas fini son interrogatoire. Ce fut comme si Etienne lisait mes pensées. D’ailleurs, c’est probablement ce qu’il fit.

- Ne vous inquiétez pas, Hermary, vous allez disposer de temps, beaucoup de temps, pour étudier le dossier.
- Pour quelle raison…
-… il n’est pas déjà renégat ? Ne posez pas de question auquel votre grade ne vous permet pas d’avoir de réponse.

Je sourcillais de nouveau, me passant une main sur la gorge. Etienne me quitta après m’avoir donné deux tapes dans le dos.

Laissée seule, je refis correctement mon nœud de cravate.
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#2
- Inutile de te préciser qu'un tel ordre n'est pas discutable, Cyr.

L'intéressé dardait un regard encore mal assuré vers son interlocuteur. Réalisant soudain cet état de faiblesse inacceptable devant un supérieur hiérarchique, il serra les machoires et se raidit imperceptiblement. Si l'homme qui le toisait s'aperçut de cette brusque prise de conscience, il ne fit aucune remarque, et poursuivit son discours, sans laisser le temps à l'ange de l'Epée d'émettre la moindre espèce d'objection.

- Vingt-huit interpellations. Tu sais pourtant que je ne pourrai pas te couvrir indéfiniment. D'autres sont dans ton cas... et tu es l'un des seuls à faire autant de vagues.

Cyr déglutit, tentant de garder un faciès calme et maîtrisé. L'aura de puissance de l'être qui lui faisait face l'écrasait, suffocante. Cette rencontre inopinée, couplée avec les évènements survenus quelques minutes auparavant, avaient largement de quoi ébranler sa volonté, aussi inflexible fut-elle. Aussi préféra-t-il opter pour un silence prudent.

- Je vais être franc avec toi, Cyr, car tu es un bon soldat et tu as toujours servi fidèlement l'Epée. Il n'y aura probablement pas de vingt-neuvième fois.

- Monseigneur, je...

- Tais-toi. Et écoute. Cet ange de Dominique qui va être chargé de ta surveillance... Hermary. Je me suis renseigné quelque peu à son sujet. Elle est particulièrement jeune. Cent ans d'existence, tout au plus. Tu comprends ce que ça signifie ?

L'ange hocha lentement la tête.

- Vois-ça comme un avantage. Une faiblesse à exploiter. Elle n'est pas ton ennemi, certes. Mais il est hors de question qu'un serviteur de la Justice, une débutante qui plus est, s'intéresse de trop près à nos affaires. Considère cela comme une épreuve, Cyr. Une épreuve où l’échec est interdit.

Parce qu’il signifierait ta fin.

Derrière son épais bureau métallique, l’homme l’examinait de nouveau. Un silence pesant s’était installé dans la vaste pièce où Cyr avait été convoqué. Seul le léger vrombissement caractéristique produit par un écran tactique ultra-moderne représentant la surface terrestre installé derrière eux troublait la quiétude de l’instant.

Sans crier gare, l’homme se leva lentement. Et se retrouva, l’espace d’une expiration plus tard, face à son subordonné, le dominant de toute sa hauteur. Ce dernier, en parfait militaire, soutint son regard, y découvrant avec horreur une colère latente dont il ne pouvait ignorer la nature. Cette fureur sourde, destructrice et incontrôlable, capable de transformer le plus paisible des êtres en une bête folle assoiffée de sang et de carnage.

Cyr ne connaissait que trop bien cette émotion. Elle n’aurait jamais dû exister chez ceux qui se prétendaient au service de Dieu. Il le savait. Celui qui lui faisait face, également.

Les deux hommes se toisèrent quelques secondes. Pendant ce bref instant, Cyr crut que son interlocuteur allait lui-même mettre un terme au problème épineux qu’il incarnait. Il se trompait. Mais ne fut pas pour autant soulagé parce qu’il entendit.


- Ton affectation a déjà été décidée. Immac-sur-sable, en France. Fais profil bas, obéis à ce que te dira cette Hermary. Et ne me fais pas regretter de t’autoriser à quitter ce bureau avec le titre d’ange.

Nouveau silence.

- Tu peux sortir. J’ai prévenu le service des incarnations. Passes-y directement.

- A vos ordres, Monseigneur.

Il avait parlé d'une voix un peu rauque, et son ton n'était pas aussi neutre qu'il ne l'aurait espéré. Après avoir salué l’homme avec tout le respect qui lui était dû, Cyr fit volte-face. Et sortit de la pièce, sans ajouter un seul autre mot. Il avait désormais une certitude.
Ce serait la lame de son Archange, et nulle autre, qui réduirait à néant ce qui restait de son âme.
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#3
II. Notre-Dame des Sacrements

Certains comparent la naissance à une exclusion d’un cocon protecteur chaud et douillet pour se retrouver projeté dans un monde froid et âpre. Rien de comparable avec les sensations qui me harcelèrent dès que j’ouvris les yeux.

J’hoquetais de stupeur. Ce qui m’entourait n’était plus gris, le souffle glacé qui avait été mon quotidien jusqu’alors avait été remplacé par une douce chaleur. J’eus pour tout premier réflexe de fermer les yeux pour profiter un long moment de ce confort qui me sembla sur l’instant plus précieux que tout le reste. Mon cœur battait, et il y avait là un miracle qui, sans que je le comprenne bien, fit naître en moi une émotion que je ne contrôlais pas.


- Vous pleurez, Hermary.

Je sursautais presque en apercevant la personne qui s’était adressée à moi de manière aussi sèche. Au travers du voile de mes larmes, je ne vis que l’or de ses cheveux qui l’espace d’un instant fut mon seul soleil. Dans un élan, dont aujourd’hui j’ai du mal à me remémorer sans un peu de honte, je me levais et passais mes bras autour de ce très cher cou.

- Catherine, pour toi je serais toujours Catherine, soufflais-je à son oreille tandis qu’au contact de son corps, je m’extasiais de la béatitude d’être vivant.

Il me repoussa brusquement sans pour autant relâcher mes bras qu’il tenait à deux mains. Je réalisais qu’il n’était pas lui. Ce « lui », ce frère, déjà dont les traits m’échappaient pour rejoindre les fantômes de souvenirs dont je ne me doutais pas encore de l’absence. L’homme qui se tenait devant moi avait le visage grave et des yeux noirs qui me scrutaient durement. Ses cheveux étaient clairs, mais cela n’avait rien de naturel. Je réalisais alors que je le dépassais. Ce fait anodin me fit pourtant comprendre pleinement l’incongru de la situation.

Je n’étais plus frêle, ni de porcelaine, ma chair était celle d’un humain, et du peu que je pouvais en juger, un humain bâti solidement. Un homme dont le nom était sur le bord de mes lèvres sans que je le laisse s’échapper. Celui qui me faisait face m’observait toujours, sûrement devais-je avoir une allure curieuse avec mes joues trempées.

Je pris conscience de mon corps, ou plutôt celui de mon hôte, et avec lui de l’identité que je devais faire mienne. Je reconnus aussitôt l’endroit où nous nous trouvions. Notre-Dame des Sacrements, l’église gothique située dans le vieux quartier d’Immac. La première question qui me vint à l’esprit fut d’une banalité affligeante.


- Qui êtes-vous ?

Son aura m’apparu, et avec elle, ma réponse. Le cas « Saint-Cyr ». Ma mission. L’écho du dernier avertissement d’Etienne : si j’échouais, mon seul avenir serait de coller des gommettes de couleur sur les dossiers d’archive.

- Vous deux ! Il y a des endroits plus convenables pour ce genre de chose !

Nous nous écartâmes vivement l’un de l’autre, mettant la distance réglementaire d’un bras en guise de séparation. Nous devions avoir l’air tout aussi ridicule à nous tenir ainsi le dos droit si j’en crois le sourire qui se dessina alors le visage de celui qui venait d’interrompre nos retrouvailles. Un petit homme au physique râblé et aux cernes si creusés qu’on lui aurait donné pour plusieurs mois d’insomnie.

- Repos la bleusaille. Alors, voyons ce que j’ai là. L’agent Hermary. Première affectation, hé ? Vous avez du pisser sur la jambe d’un sacré ponte pour vous retrouver ici. Et avec ça y’a…
- Monsieur, jamais je n’ai…
- Silence ! Tu te crois où p’tit ? C’est un lieu saint. Et baisse les yeux quand je te parle, ce sont des vrais gyrophares. Qu’est-ce que je disais ?
- « Et avec ça .. », monsieur ? proposais-je de mon ton le plus civil.
- La ferme ! Et avec ça y’a le clebs enragé. Attention, Cyr, on vous a l’œil. JE vous ai à l’œil.

En voilà un qui avait lu son dossier, mais qui n’avait jamais eu à le rencontrer. Ce que j’appréhendais arriva. Et bien que dans un geste préventif, puisque après tout l’ange de Laurent était sous ma surveillance, je tentais de le retenir, Cyr avait déjà avancé de deux pas.

Nous plissâmes les yeux de concert lorsque l’aura du petit homme claqua comme un coup de fouet et nous fîmes un pas prudent en arrière.


- Je préfère ça, la bleusaille. Inutile de perdre plus de temps, voilà vos assistants personnels. Votre contact dans la ville s’appelle l’Ombre. Pour toutes les questions d’intendance et les broutilles, vous vous arrangerez avec lui. Pour le reste…

Son regard creusé et faussement fatigué se posa sur moi. Le sourire qu’il arborait se mua d’une manière qui me déplu fortement. Une image fugace s’imposa à moi. Une silhouette, une voix si profonde et terrifiante qu’elle rendaient les petites brimades de mon superviseur, Etienne, presque sympathiques.

- … je vois que vous vous souvenez à qui il faut vous adresser. Rompez !

Je restais transi. Non, je n’avais pas oublié mon juge, mon bourreau, et celui à qui je devais mon existence de dévotion.

Cyr ne m’avait pas attendu, sitôt son pda rangé dans une poche, il s’était éloigné pour rejoindre la sortie de l’église. N’attendant rien de lui, je ne fus pas déçu de constater qu’il était décidé de faire comme bon lui semblait. Pour autant, je n’étais pas décidé à me laisser faire. Plus que jamais j’avais conscience que ma carrière autant que mon âme étaient en jeu.

Je m’élançais à sa poursuite. Mal m’en prit. Ce corps dont je m’étais tantôt émerveillé avait une faille terrible et c’était genoux à terre que je le réalisais malgré moi. Ma vision se troublait pour se laisser envahir de tâches noires. Alors que le vertige me drainait de toutes mes forces, j’eus à peine le temps de me baisser instinctivement pour amortir ma chute. Je remerciais la mémoire corporelle de mon hôte de m’éviter ainsi une déconvenue encore plus grande.


- Cyr ! Saint-Cyr !! Je vous somme de revenir !

Je l’appelais entre deux souffles, partagé entre l’impuissance et la rage de le voir m’échapper à peine dès notre arrivée.

Il se retourna et sembla exprimer une surprise qui n’était pas feinte. Le contraste entre mon ordre et mon incapacité à pouvoir le faire appliquer avait de quoi rendre narquois, pourtant, alors que je ne l’espérais plus, il devint hésitant.

Je dus me résoudre à un procédé humiliant et transformais mon ordre en supplique.


- S’il vous plait, Cyr ?

Il revint sur ses pas, et, avec une force que ne laissait pas soupçonner son allure, m’aida à me relever.

- Vous allez bien ?

Sa question n’était empreinte d’aucune tendresse. Il désirait seulement une réponse, et je le remerciais intérieurement de ne pas m’humilier d’avantage avec une compassion déplacée.

- Oui. Je vous prie d’accepter mes excuses. J’ai perdu l’équilibre.
- …

Il se contenta de me regarder, mais plutôt que de reprendre sa route, cette fois il restait à mes côtés. Je ne devais pas laisser filer l’occasion et prendre les choses en main.

- Bien. Il est…

Je consultais le pda, fort heureusement mon hôte avait su manier ce genre d’engin. Dans tous les cas j’étais déterminé à apprendre vite.

- …20h15. Il va nous falloir trouver un endroit où loger, nous ne pouvons pas rester ici, et puis prendre contact avec cette « Ombre ». Voyons s’il y a une adresse ou un numéro…

Je grimaçais un peu en constatant que je ne trouvais aucun fichier pouvant correspondre à celui que se faisait appeler l’Ombre.

- Il n’est pas recensé !
- Dans ce cas, cela signifie qu’il viendra à nous.

Je tournais mon regard vers Cyr. Il avait usé du « nous », voilà qui était positif. J’acquiesçais et me dirigeais en sa compagnie vers l’extérieur. Au pire, je me sentais capable d’improviser une solution de secours.

L’air frais une fois dehors m’arracha un sourire de plaisir. Mon épiderme entier était un récepteur et je voulais bien qu’on me confia les pires travaux pourvu qu’on me laisse garder la volupté de posséder une peau.

Je fus tiré de ma rêvasserie par une forme que j’identifiais aussitôt comme curieuse. De fait, celle-ci nous fixait avec tellement d’insistance que je finis par comprendre.

C’était elle. L’Ombre.
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#4
Notre première réunion eut pour cadre un bar latino. Notre contact était visiblement une habituée des lieux, sans quoi je doute que nous aurions été acceptés. Si, par la grâce de Dieu, les aléas de l’incarnation m’avaient doté d’une allure capable de nager dans toutes les eaux, Cyr avait pour lui un masque d’antipathie. Objectivement, l’eurasien à qui il devait son corps n’avait rien du rien à l’origine du repoussoir qu’il en avait fait en adoptant en toutes circonstances un air revêche digne d’un truand.

C’est tous les trois installés dans de douillets fauteuils rouges, un pichet de mojitos sur la table, et en fond sonore les roucoulements d’un chanteur inconnu faisant mille promesses toutes plus suaves les unes que les autres, que nous fîmes plus ample connaissance.

L’Ombre, de son vrai nom Armezel, était, contrairement à ce que son pseudonyme pouvait laisser suggérer, de ces femmes qui ne passent pas inaperçues. Dire qu’elle était d’une rare beauté n’aurait pas suffit à lui rendre justice. Elle tenait autant de l’ingénue que de la séductrice piquante. Dans un premier temps, je dois dire que je l’observais d’un œil critique. La pureté de son aura ne pouvait mentir sur sa nature angélique, pourtant, il y’avait comme un infime trouble qui la rendait moins nette qu’elle n’aurait dû sans que je fusse capable de me l’expliquer.


- Vous en tirez de ces tronches.

La jeune femme décroisa et recroisa ses jambes au fuselage gainé dans une robe que je devinais hors de prix. Son sourire était parfaitement insolent bien que dénué de méchanceté. Cyr et moi-même, qui étions déjà au diapason en ce qui concernait certaines réactions, gardâmes un silence circonspect.

- Vous pouvez vous détendre les loulous, l’endroit est sûr.

Et comme pour mieux appuyer sa déclaration, elle commença à se faire un peu d’air à l’aide d’un éventail taillé dans un bois léger et parfumé. Cyr resta aux aguets. De ce que je saisissais à ses multiples coups d’œil, il avait repéré les différentes entrées et sorties du lieu. Pour ma part, je me jugeais trop insignifiant pour mériter une attaque menée par des démons, aussi étais-je relativement détendu bien que je ne maîtrisais pas encore assez ma nouvelle enveloppe corporelle pour l’exprimer avec facilité.

- Pouvons-nous parler librement ici ? demandais-je en lançant un regard du côté de la piste de danse où quelques humains se balançaient au rythme d’une salsa.
- Tranquille, Émile.
- Je me nomme Hermary, agent Hermary.

Il s’en suivit un silence un peu gêné durant lequel Armezel me contempla d’un air navré et légèrement irritant.

- C’est une expression comme « T’es dans la mouise, Louise », « Pépère le hamster », tu piges ?
- Ah. Je vois.

Armezel afficha un sourire condescendant. Je compris que mon ignorance était pardonnée.

- Bon alors, si j’ai bien compris, tous les deux, vous allez être sous ma responsabilité. Vous verrez, le boulot n’est pas énorme, dit-elle en se rinçant la gorge avec un peu de mojito avant de reprendre. La plupart du temps, ça consiste surtout à se tenir au chaud, livrer quelques paquets et conver…

Elle se tut en voyant que j’avais levé ma main droite pour demander un droit de parole. Elle semblait sur le point de rire de mon attitude formelle, mais je suppose qu’elle se retint en comprenant combien j’étais sérieux.

- Tu as une question ?
- Négatif. Par contre il me paraît essentiel de faire une mise au point, selon mes propres informations, nous ne sommes pas sous vos ordres. Je ne réponds que de mon service et de sa haute hiérarchie interne.

Armezel sourcilla.

- Attends, j’ai reçu un papier qui…

Tout en parlant elle sortit de son sac une feuille pliée en huit portant dans le coin une auréole qui indiquant assez clairement que son dernier usage avait été celui d’un sous-bock. Elle la déplia tout en refaisant une lecture rapide.

- … par la présente… le plaisir de vous informer… à dater de… oui… mmm… oké… capice… Ah, voilà ! « Dans le cadre du nouveau projet Immac Institut of Angelic Investigation, aussi appelé IIAI, vous serez convié à adjoindre votre participation pleine et entière. Pour cela, vous serez chargé d’accueillir l’agent… » pouf… pif…
- Puis-je ? demandais-je en tendant la main.
- Ça ne t’avancera pas plus.
- Êtes-vous obligée de me tutoyer ?
- …
- Puis-je ? insistais-je ma main toujours tendue.

Je pris la feuille. L’en-tête m’était familier, tout comme le style. Je reconnaissais la patte de mon superviseur.

- Si j’en crois ce document, non seulement je ne suis pas sous votre responsabilité, mais en plus il se trouve que j’ai été nommé chef d’équipe.
- Oh ? J’ai pas tenu compte de ce passage, à mon avis y’a une coquille.
- L’Administration ne fait pas d’erreur.
- Je sers Ange la miséricordieuse. Y’a boulette, sûr à tous les coups.
- Vous avez demandé à votre supérieur ?

Armezel se racla la gorge alors que je sentais son attention déviée vers un point au loin. Manifestement, le sujet était épineux.

- C’est, hum, compliqué. Mon chef ne sait pas que j’existe.

La remarque éveilla l’attention de l’ange de Laurent. Celui-ci, bien qu’enfermé dans un mutisme hostile, ne perdait pas un mot de la conversation.

- Comment est-ce possible ?

La question avait été posée avec rudesse, la chaleureuse ambiance latine n’aidant apparemment pas Cyr à se détendre. Armezel sursauta presque, les yeux agrandis de stupeur.

- Wow ! Faut pas me faire des frayeurs comme ça.

Elle me prit à témoin.

- Vous saviez qu’il pouvait parler ?
- Affirmatif.
- Vous êtes vraiment pas nets tous les deux.
- Pouvez-vous répondre à la question posée par mon…

J’hésitais alors que je regardais Cyr. Qu’était donc l’ange de Laurent pour moi, et surtout, comment devais-je le présenter à un étranger à la mission ? J’optais pour ce qui me semblait la solution la plus neutre.

- …partenaire.
- C’est pas compliqué. Ici, je suis undercover et ça va faire quatre ans que je bosse comme ça. J’ai jamais eu de plaintes, surtout pas de l’administration.
- Auriez-vous un grade, il est plutôt inhabituel de voir un ange travailler en marge sans que son travail n’ait été reconnu ?
- Non. Mais Immac est particulière, vous verrez vite.

Je sentais Cyr s’agiter non loin de moi. En fait, je n’étais pas plus à l’aise. Armezel avait répondu sans hésiter, mais mon instinct me soufflait qu’elle n’était pas entièrement honnête dans sa réponse.

- Avez-vous un endroit à nous conseiller pour loger ?
- L’Ombre pense à tout ! Je vous ai trouvé un petit nid d’amour, vous m’en direz des nouvelles. Tenez, je vous ai noté l’adresse.

Elle me remit des allumettes sur lesquelles je lus à haute voix :

- Bar Le Chihuahua ?
- À l’intérieur.
- Ah. Je vois.

Je soulevais le carton et découvrait ce qui me paraissait être une adresse plus convenable.

- 33 rue Royale ?
- Il y’a tout le confort. Eau, électricité, chauffage. Faudra juste que vous pensiez à faire les courses. Faites confiance au vieux routard que je suis, faut jamais négliger de se nourrir. Ici, les mannes célestes ça nourrit moins son homme qu’un burger-frites.
- Vous parlez de vous au masculin.
- Vous avez remarqué ? Quand je vous disais que l’Administration ne faisait que des boulettes. Ça fait des années que je leur demande un corps masculin. Bon sang, je ne sais plus quoi faire pour me retrouver sur une liste prioritaire.
- Je vous aiderai à monter un dossier si vous le souhaitez. Nous allons vous quitter pour ce soir. Je vous remercie pour le temps que vous nous avez accordé. Cyr, êtes-vous prêt ?

Je constatais qu’il n’était plus à mes côtés. Une angoisse sourde me tirailla immédiatement. Je me levais pour faire le tour de la salle principale à sa recherche.

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