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De l'ombre à la Lumière, un pas
#18
  Ceux qui avaient aperçu le blessé, ceux qui se souvenaient d'accidents anciens, ne pouvaient s'empêcher de voir encore et encore la chair déchirée, la plaie béante d'où s'écoulaient en une flaque immonde la vie, les humeurs et l'espoir défait mué en désespoir poisseux et morbide. Comme un symbole au mauvais goût prononcé, une fleur écarlate s'était posée à la commissure d'une griffure des plus importantes, dessinant une tâche figée au milieu des éclaboussures et des épanchements. La mort rencontrait la mort et les vivants grimaçaient.

- Qu'est-ce que c'était, ce que tu as vu ?
- Rien, rien du tout. Je crois que j'étais un peu... un peu nerveux.
- Le rationnement va encore diminuer. Si, c'est obligé vu qu'on en récupère moins que prévu dans les greniers moins touchés.
- On ne peut pas rester, c'est la mort qui nous attend.
- Il y en a qui ne perdent rien pour attendre je te dis.
- La nuit, je les entends. Je suis le prochain !
- Depuis quand on se terre comme ça ? Depuis quand avons-nous peur de notre ombre ?
- Tu vois, j'ai parlé avec certains. Pas tous hein, il faut déjà engager la conversation, ils ne sont pas bavards. D'après eux, les maladies auraient déjà du nous toucher.
- On le serait à moins. Je ne sors plus la nuit. Il y a cette odeur sous le vent. Ça me glace.
- Il faut quitter le village. Avant qu'il ne soit trop tard.
- Mais non, tu es pessimiste toi, comme toujours. Ça prend du temps ce qu'elles font.
- Lui, tu sais pourquoi il reste dans sa case la plupart du temps ?
- S'en aller ? Mais pour aller où ? Tu crois vraiment que ceux qui sont partis sont mieux ailleurs que sur leurs terres ?
- Je ne leur fais plus confiance. Ils ont bien profité, maintenant c'est fini.
- Tu n'es pas le seul. Mes filles... je ne veux pas qu'elles aillent quelque part toutes seules.
- C'est vrai que... c'est vrai que même le jour maintenant.
- Les ancêtres ? Ahahah ! De quels ancêtres parles-tu ? De ceux qui nous laissent croupir sans plus se soucier de leur village ?
- Oui, il faut que nous allions trouver un endroit qui pourra nous accueillir.
- Non. Je le trouve bizarre mais je ne sais pas pourquoi. Tu as vu quelque chose ?


  Les questions, les remarques, plus rien ne se faisait à demi-mot. On tremblait ouvertement, on vociférait légitimement, on s'interrogeait vivement. La belle cohésion des villageois se craquelait.

  Assis sur le sol d'une case de convalescence vide, à l'abri du soleil brûlant, Gelilaa passait ses mains sur la terre battue. Les rumeurs de l'extérieur étaient comme les arêtes tranchantes des pierres à couper. Sa communauté, sa vie partaient en lambeaux. Il avait beau essayer de rattraper les morceaux, d'apaiser les esprits, de calmer les tensions, il n'était pas assez fort pour combattre tout cela. Son maître faisait sa part, lorsque les crises le laissaient un peu tranquille, mais il était de plus en plus faible, de moins en moins fiable.


- De quoi les gens ont-ils le plus peur ? demanda l'apprenti à son ami qui triait des cailloux près de lui. C'était la première fois qu'ils se revoyaient.

  Gajube prit son temps pour répondre. Il osait à peine regarder Gelilaa, comme s'il avait peur que celui-ci s'envole devant trop d'insistance. Mais il était là, rien ne comptait plus.

- De ce qu'ils ne peuvent pas maîtriser, de ce qu'ils ne connaissent pas. Ils ne savent pas comment réagir. C'est comme une proie qui croise un nouveau prédateur. Elle a tendance à ne rien faire ou à choisir une mauvaise option.

  Il restait toujours une question en suspend, mais Gajube n'osait l'évoquer. Plus tard. Se concentrant sur le présent et les mains de son ami qui jouait avec ses cailloux, le jeune homme sourit dans le vide, oubliant un peu sa propre peur.

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  Lorsque les deux amis sortirent, le soleil était déjà moins haut. Gelilaa craignait que les murmures de la discorde ne l'assourdissent encore, traversant son corps pour atteindre sans encombre son cœur. Gajube le poussa gentiment pour qu'il dégage le passage et sortir ne devînt plus si difficile ni si terrible. Ils prirent le chemin du centre, se passant de mots, vecteurs de tant de malentendus, goûtant le silence comme jamais encore. Même les conversations animées des villageois ne les ramenèrent pas tout de suite dans l'ambiance plombée des derniers jours.
  Pourtant, il fallut bien à l'apprenti recouvrer son esprit témoin. Abojo était au milieu du groupe sur la place, sous les branches dénudées du Flamboyant. Leurs ombres étirées semblèrent danser un instant autour du vieux wali, qui jetait des regards courroucés vers les hommes et les charognards éthérés, tournant sur lui-même pour tromper la mort qui voulait le surprendre. Gelilaa vit alors que son maître n'était qu'agacé par les propos des uns et des autres. Il s'était redressé de toute sa hauteur, faisant reculer quelques hommes qui n'en eurent conscience que trop tard et il toisait deux individus plus précisément.
  Assama coupait de son bâton la retraite à l'étranger. Sourcils froncés, ses yeux allaient d'Abojo à Amako et le silence se fit petit à petit car aucun ne s'exprimait. Enfin, le vieillard se décida à rompre l'attente.


- Tsss. Pourquoi faut-il toujours que tu prennes ombrage ? Tu le voulais ton voleur, non ? Je te le donne et maintenant tu n'en veux pas ?
- Que veux-tu que je fasse de lui, Assama ? répondit le wali en souriant soudain de toutes ses dents. Je te remercie, grâce à toi je sais qui a osé pénétrer chez moi sans y avoir été invité. Laisse-le, cependant. Il a déjà compris ce qu'il devait faire.

  L'homme avait un rictus de bête traquée sur le visage. Il regarda les autres, ses prédateurs en puissance qui ne comprenaient pas encore tout ce qu'il se passait. Ses jambes étaient légèrement fléchies, prêtes à la détente et ses poings serrés tremblaient presque sous l'effort qu'Amako déployait pour ne pas bouger.

- Je me demande pourquoi tu l'as laissé rester, maître des esprits. Tu savais qu'il portait la maladie en arrivant ici. Toi, tu ne pouvais pas l'ignorer après quelques jours. Et moi, j'ai suffisamment vécu pour reconnaître les signes et les précautions dont tu l'entourais. Pourquoi ? martela le vieil homme en frappant le sol de sa canne.
- Parce que j'avais pris les précautions Assama, comme tu l'as dit. On n'abandonne pas un frère aux fauves comme cela. Mais sa chance a passé.

  Le wali reporta son attention sur Amako.

- Tu nous as trompés, âme fourbe, commença-t-il de sa voix rocailleuse. Nous t'avons accueilli en homme mais tu n'en mérites pas le nom. Va sans te retourner et ne reviens jamais sous peine de t'exposer à nos lances. Si, après ton départ, je te retrouvais encore sur les terres des gens du Flamboyant, je te ferais marquer pour que tous sachent que tu trahis les tiens, et que tous les esprits se détournent de toi.

  Le proscrit se détendit imperceptiblement. Il lorgna les habitants du village d'un air narquois, désaxé.

- Ce n'est qu'une question de temps, pauvre fou. J'ai vu tout ce qu'il va vous arriver parce que je suis déjà passé par là plusieurs fois. Vous ne faites que lutter contre quelque chose qui vous dépasse.

  Un rire nerveux secoua sa poitrine, comme des spasmes rentrés qui ne provoquaient que des sons étouffés. Il fit un pas.

- Laissez-le passer, ordonna le wali.

  Un à un, les villageois s'écartèrent.
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Messages In This Thread
De l'ombre à la Lumière, un pas - by Galila - 10-29-2011, 09:07 PM
Re : De l'ombre à la Lumière, un pas - by Galila - 01-02-2012, 12:09 AM

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