11-03-2011, 12:35 PM
Il restait encore quelques heures de jour et le soleil ne descendait pas vite sur l'horizon. Dans la chaleur au delà des dernières cases, les troncs malingres se tordaient en serpents de bois paresseux et les ombres disparaissaient sitôt qu'elles touchaient la terre, avalées par une lumière trop intense. Des branches aux petites feuilles sèches s'agitaient paresseusement, jouant avec les enfants qui s'aventuraient en conquérants au royaume de l'astre diurne, leur rappelant sans cesse par les sombres taches qui couraient sur le sol la limite mouvante que leurs pieds ne devaient pas franchir.
A un sifflement venu de l'intérieur de la case et s'insinuant dans son oreille, Gelilaa laissa tomber le rideau de perles sur ses souvenirs de quelques étés et retourna à la bienveillante pénombre. Le wali, courbé en deux sur ses récoltes d'herbes, triait et rangeait en marmonnant des bribes de préparations, chantonnant la moitié de ses phrases et laissant mourir l'autre quand il changeait de plante. L'apprenti se mit à genoux pour aider son vieux maître, triant à son tour, séparant les feuilles, écrasant certaines graines avec un pilon et un mortier pour obtenir les poudres à mélanges. De temps à autres, il relevait la tête et observait le manège du grand homme qui lui faisait face.
D'une vigueur impressionnante pour son âge, le wali en imposait encore lorsqu'il se déplaçait jusqu'à l'arbre-à-palabres. Son visage portait des sillons de vieillesse comme des reliefs sur la terre des Hommes alors que son corps conservait une force et un maintien surprenant pour les villageois. Seulement, Gelilaa vivait dans cette case, auprès d'Abojo. Il savait combien de temps l'illusion pouvait tenir avant que les tremblements ne reprennent, il savait quand les yeux se voilaient que la douleur s'invitait et qu'elle était jalouse au point de rendre son maître aveugle aux esprits. Les grandes mains aux paumes tachées par les pigments et les baies ne parvenaient plus toujours à verser sans renverser, l'effort que demandait l'envol de l'âme clouait la chair au sol au retour de chaque voyage.
- Petit ! aboya le wali de sa voix rauque. Ton esprit doit être à ce que tu fais. Ne rêve pas quand tu prépares tes outils ou les esprits trouveront tes rêves pour les dévorer !
Le garçon sursauta et manqua faire tomber ce qu'il tenait. L'ancien le fixait avec un air peu amène mais dès que son apprenti eut reprit conscience de la tâche et du lieu, il lui sourit de toute ses dents et, se levant, donna une tape amicale sur son épaule. Il prenait souvent un jeu d'effrayer ou de surprendre les autres, jouant sur sa taille et sa voix si particulière, du torrent de rocaille à l'aboiement des hyènes. Quand le spectre de la surprise se fut dissout dans le soulagement, Gelilaa encaissa la rebuffade en souriant.
- Tu penses encore à ça ? s'enquit le wali.
- Assama avait des nouvelles effrayantes. Pensez-vous que les esprits ont perdu toute raison ?
- T'ont-ils parus fous lorsque tu les as interrogés il y a trois jours ? rétorqua le vieil homme en haussant les sourcils.
L'apprenti réfléchit quelques minutes, suivant de son regard distant les lignes que la pluie ruisselante avait laissé un jour en pénétrant dans l'habitation, marquant fièrement son passage avant qu'on ne puisse lui interdire l'entrée.
- Ils étaient égaux à eux-mêmes, répondit-il enfin. La Renarde – et Gelilaa fut heureux que la chaleur qui lui brûlait les joues ne soit pas visible – m'a parlé des mauvais temps à venir, de l'eau qui manquerait pour les cultures. Elle a appelé le petit chacal et le crécerelle qui lui ont dit ce qu'ils avaient vu, elle a demandé au coucal noir de m'emmener voir où était la pluie... Je n'ai pas tenu assez longtemps. Le coucal est mon oiseau, mais il s'est fatigué, il n'avait pas l'habitude d'aller si loin.
Assis sur ses talons, l'apprenti avait la tête levée vers un ciel invisible. Ses yeux grands ouverts se perdaient dans les courants brumeux qu'il avait empruntés lors de la dernière transe, ses ailes s'étendaient et il se laissait porter au gré des vents, joueurs et vivants. La falaise à laquelle était adossé le village se fondait dans l'immense pays grillé qu'il survolait, de mur protecteur, de soutien, elle devenait simple ligne brisée, simple trait qu'un enfant malhabile aurait gribouil|
- Lève-toi, petit, tu t'endors.
La calotte avait pris Gelilaa par surprise, encore une fois. Si elle avait été amortie par sa chevelure abondante, il n'en frotta pas moins l'arrière de son crâne avec vigueur, guère heureux d'avoir été pris à rêver éveillé deux fois de suite. Rapidement, il se remit sur ses pieds : pour éviter de partir une fois de plus et pour éviter les mains de son maître qui le surveillait un peu trop à son goût.
Il retourna à la porte dans le souffle chaud, regarder les plus jeunes et leurs jeux insouciants. Ils étaient là ses petits frères de cœur, immobiles, tournés vers le centre du village, et les jeux avaient cessé. Un cri dans le lointain porta jusqu'à la case d'Abojo. Un autre plus proche fit froncer les sourcils de l'apprenti. Il retourna vivement auprès du wali.
- J'ai vu des fleurs du Flamboyant tomber avant-hier. Il a fleuri il n'y a pas si longtemps pourtant.
- Pourquoi m'en parles-tu maintenant ? Il y a toujours quelques fleurs qui tombent même pendant la floraison.
Gelilaa se mordilla les lèvres.
- Je ne sais pas, répondit-il avec une impression de vide quelque part au fond de lui. Il y a du mouvement sous l'arbre. Les hommes sont revenus de l'excursion et je crois qu'il y a des blessés.
A un sifflement venu de l'intérieur de la case et s'insinuant dans son oreille, Gelilaa laissa tomber le rideau de perles sur ses souvenirs de quelques étés et retourna à la bienveillante pénombre. Le wali, courbé en deux sur ses récoltes d'herbes, triait et rangeait en marmonnant des bribes de préparations, chantonnant la moitié de ses phrases et laissant mourir l'autre quand il changeait de plante. L'apprenti se mit à genoux pour aider son vieux maître, triant à son tour, séparant les feuilles, écrasant certaines graines avec un pilon et un mortier pour obtenir les poudres à mélanges. De temps à autres, il relevait la tête et observait le manège du grand homme qui lui faisait face.
D'une vigueur impressionnante pour son âge, le wali en imposait encore lorsqu'il se déplaçait jusqu'à l'arbre-à-palabres. Son visage portait des sillons de vieillesse comme des reliefs sur la terre des Hommes alors que son corps conservait une force et un maintien surprenant pour les villageois. Seulement, Gelilaa vivait dans cette case, auprès d'Abojo. Il savait combien de temps l'illusion pouvait tenir avant que les tremblements ne reprennent, il savait quand les yeux se voilaient que la douleur s'invitait et qu'elle était jalouse au point de rendre son maître aveugle aux esprits. Les grandes mains aux paumes tachées par les pigments et les baies ne parvenaient plus toujours à verser sans renverser, l'effort que demandait l'envol de l'âme clouait la chair au sol au retour de chaque voyage.
- Petit ! aboya le wali de sa voix rauque. Ton esprit doit être à ce que tu fais. Ne rêve pas quand tu prépares tes outils ou les esprits trouveront tes rêves pour les dévorer !
Le garçon sursauta et manqua faire tomber ce qu'il tenait. L'ancien le fixait avec un air peu amène mais dès que son apprenti eut reprit conscience de la tâche et du lieu, il lui sourit de toute ses dents et, se levant, donna une tape amicale sur son épaule. Il prenait souvent un jeu d'effrayer ou de surprendre les autres, jouant sur sa taille et sa voix si particulière, du torrent de rocaille à l'aboiement des hyènes. Quand le spectre de la surprise se fut dissout dans le soulagement, Gelilaa encaissa la rebuffade en souriant.
- Tu penses encore à ça ? s'enquit le wali.
- Assama avait des nouvelles effrayantes. Pensez-vous que les esprits ont perdu toute raison ?
- T'ont-ils parus fous lorsque tu les as interrogés il y a trois jours ? rétorqua le vieil homme en haussant les sourcils.
L'apprenti réfléchit quelques minutes, suivant de son regard distant les lignes que la pluie ruisselante avait laissé un jour en pénétrant dans l'habitation, marquant fièrement son passage avant qu'on ne puisse lui interdire l'entrée.
- Ils étaient égaux à eux-mêmes, répondit-il enfin. La Renarde – et Gelilaa fut heureux que la chaleur qui lui brûlait les joues ne soit pas visible – m'a parlé des mauvais temps à venir, de l'eau qui manquerait pour les cultures. Elle a appelé le petit chacal et le crécerelle qui lui ont dit ce qu'ils avaient vu, elle a demandé au coucal noir de m'emmener voir où était la pluie... Je n'ai pas tenu assez longtemps. Le coucal est mon oiseau, mais il s'est fatigué, il n'avait pas l'habitude d'aller si loin.
Assis sur ses talons, l'apprenti avait la tête levée vers un ciel invisible. Ses yeux grands ouverts se perdaient dans les courants brumeux qu'il avait empruntés lors de la dernière transe, ses ailes s'étendaient et il se laissait porter au gré des vents, joueurs et vivants. La falaise à laquelle était adossé le village se fondait dans l'immense pays grillé qu'il survolait, de mur protecteur, de soutien, elle devenait simple ligne brisée, simple trait qu'un enfant malhabile aurait gribouil|
- Lève-toi, petit, tu t'endors.
La calotte avait pris Gelilaa par surprise, encore une fois. Si elle avait été amortie par sa chevelure abondante, il n'en frotta pas moins l'arrière de son crâne avec vigueur, guère heureux d'avoir été pris à rêver éveillé deux fois de suite. Rapidement, il se remit sur ses pieds : pour éviter de partir une fois de plus et pour éviter les mains de son maître qui le surveillait un peu trop à son goût.
Il retourna à la porte dans le souffle chaud, regarder les plus jeunes et leurs jeux insouciants. Ils étaient là ses petits frères de cœur, immobiles, tournés vers le centre du village, et les jeux avaient cessé. Un cri dans le lointain porta jusqu'à la case d'Abojo. Un autre plus proche fit froncer les sourcils de l'apprenti. Il retourna vivement auprès du wali.
- J'ai vu des fleurs du Flamboyant tomber avant-hier. Il a fleuri il n'y a pas si longtemps pourtant.
- Pourquoi m'en parles-tu maintenant ? Il y a toujours quelques fleurs qui tombent même pendant la floraison.
Gelilaa se mordilla les lèvres.
- Je ne sais pas, répondit-il avec une impression de vide quelque part au fond de lui. Il y a du mouvement sous l'arbre. Les hommes sont revenus de l'excursion et je crois qu'il y a des blessés.