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When I Fall
#1
Les dernières notes d’une mélodie s’éteignirent et Abigail, nouvellement rendue à elle-même, ouvrit des yeux étonnés sur les environs.
Elle n’était plus à Immac. Les façades des bâtiments étaient noircies par les gaz d’échappement lorsqu’elles ne tombaient pas en ruine, révélant des briques d’un rouge agressif. Gonflé par une pluie grasse, un filet boueux dégorgeait du caniveau pour s’insinuer dans le réseau de craquelures sillonnant la route. Une odeur âcre de fumée et de transpiration infiltrait les narines, irritait les yeux, enflammait la gorge. Plus haut, par la fenêtre brisée d’une chambre qui avait peut-être jadis appartenue à un hôtel, s’échappaient les cris rauques de deux hommes en plein coït.

Le pas incertain, le regard embrumé, Abigail essayait d’évaluer la situation. Elle avait connu pire. Au revers d’une ruelle, une chatte pelée laissait échapper un miaulement grave avant d’être dérangée par deux jeunes enfants crasseux aux regards vicieux.
La démone se sentait soulagée de la tournure que prenaient les choses et commençaient à élaborer différentes stratégies lorsqu’elle se sentit soudain écrasée par un sentiment d’oppression sans précédent. Une colère écrasante, une douleur accablante, un danger imminent lui imposèrent de mettre genou à terre. Son esprit était en feu, son cœur à l’agonie. Parvenant non sans mal à se remettre sur pied, Abigail se mit à courir, fuyant la pesante menace.

Ses mouvements erratiques la menèrent à la porte d’un bar, la douleur y était moins vive et presque supportable. Derrière le comptoir, une vieille femme enceinte, la cigarette pendant à ses lèvres, lisait un journal sportif. Les serveuses s’affairaient à satisfaire les commandes de nombreux clients qui se retournaient sur leur passage. Sur une banquette, un jeune couple s’embrassait, timidement d’abord, puis avec appétit, devenant de plus en plus démonstratif dans leur passion. En réalité, toute la scène se transformait sous les yeux d’Abigail : plusieurs clients s’accrochaient aux serveuses, arrachant leur uniforme, léchant et pétrissant les morceaux de chair ainsi mis à nu, d’autres se débarrassaient de leurs vêtements et s’unissaient suite à un geste ou un simple regard, d’autres encore optaient pour des accessoires divers, verres à cocktail, bouteilles d’alcool, pieds de chaise...
La démone comprit immédiatement ce dont il s’agissait : Il était là. Elle n’eut pas le temps de se retourner avant de sentir deux bras la ceinturant au niveau de la poitrine. Elle reconnut la peau parcheminée de la barmaid.
Une voix antédiluvienne lui chuchota à l’oreille : « Abigail, tu as été une vilaine, vilaine fille... ».

L’étreinte était douce et chaleureuse. Pendant un instant, Abigail s’oublia à cette apaisante sérénité, comme un nourrisson dans les bras de sa mère, mais la voix cassante du Prince de la Luxure balaya ce sentiment de confort.
« Abigail, soubrette insoumise, on me rapporte que tu manques de reconnaissance face à la seconde chance que je t’ai gracieusement offerte ? Ne réponds pas, tes lèvres ont été conçues pour d’autres talents... Réceptacle des désirs, tu n’es simplement pas censée en éprouver, surtout d’aussi déraisonnables. Et maintenant, comprends-moi bien : je serais fou de te conserver à mon service. »
Les bras enlaçant le corps d’Abigail se firent plus rigides.
« Mais en raison de notre long passé commun, je vais faire cela comme tu le chéris tant : ce sera sale et non sans taches ».

La démone eut le souffle coupé lorsque les doigts, puis les mains, de son Prince s’enfoncèrent dans sa poitrine. Le sang bouillonna autour des serres profondément plantées dans sa chair, fouillant à la recherche d’une partie bien plus vitale qu’un quelconque organe, l’empoignant puis l’arrachant du corps de la démone dans une pluie écarlate.
En une seconde, Abigail connut l’horreur la plus abjecte : le lien avec son Prince était coupé, ses pouvoirs lui étaient niés, son identité vola en morceaux, elle n’était plus d’un résidus de créature à peine consciente, une caricature d’être.

Le bar s’effaça pour laisser place à un autre tableau : une grande rue passante au milieu de laquelle le Prince du Sexe laissa tomber ce qui fut jadis Abigail, avant de disparaître à son tour.
La foule ne semblait pas voir la forme pathétique qui gisait sur le sol, la piétinant sans un regard en arrière.
Abigail voulut pousser un long cri déchirant.
Aucun son ne sortit de sa bouche.
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#2
« je serais fou de te conserver à mon service »
Livrées à elles-mêmes, certaines paroles résonnent encore et encore. Elles se font écho d’une dimension à une autre, tintant à travers le temps ou l’espace et se logent finalement dans une oreille indiscrète.
Quelque part à la limite de la conscience, un œil dément s’ouvre.
« je serais fou de te conserver à mon service »


Aucun regard ne lui est adressé. Elle qui n’existait que grâce à l’attention des autres, la solitude lui apparaît dans son sens le plus tranchant. Ni centre, ni périphérie, elle en vient à douter de sa propre réalité.
Cris et murmures lui sont interdits. Les sentiments bouillonnent et explosent en elle, prisonniers de son mutisme. La peur, la rage, la peine, le désespoir bondissent et rebondissent sur les parois de son âme, déchirant son esprit.
La marionnette s’est trompée : les cordes qui lui enserraient les poignets n’étaient pas seulement des liens. Sans eux, elle s’effondre, désarticulée, inerte, vide.
Le temps perd son sens, l’uniformité devient synonyme d’éternité, le supplice se perpétue.

Et soudain, l’inattendu survient.
Il s’agit d’abord d’un changement infime, à la limite de la perception, un fin grattement qui se fait entendre. Puis il devient impossible de l’ignorer, le sol commence à se percer. La mince brèche dans la route devient peu à peu un petit trou, un puit conséquent, un gouffre insondable. Puis plus rien.
L’espoir meurt aussi vite qu’il est né.
Une main démesurée surgit alors des abysses, agrippant Abigail par la jambe et l’entraînant vers les ténèbres. Instinctivement, celle-ci s’en défend, plantant ses ongles dans les interstices des pavés. Ceux-ci raclent la pierre, se retournent, cassent dans un gargouillis sanglant. Un hurlement strident vrille le crâne de la démone. Elle perd connaissance.

Lorsqu’elle se réveille, elle se trouve sur les genoux d’un colosse habillé d’une vieille robe aux couleurs passées et à la coupe démodée. Une bougie éclaire la scène d’une lumière timide, faisant briller une fine aiguille dans les mains du géant qui œuvre à recoudre Abigail avec du gros fil noir.
Cette toute nouvelle douleur est une ivresse dans laquelle la démone se plonge avec délice.
Une fois son ouvrage terminé, l’immense couturier casse le fil d’un coup de dents jaunes, pose l’aiguille ensanglantée, sourit à la démone.
Celle-ci se sent à nouveau complète, puis la scène s’évapore.

Abigail ouvre les yeux.
Un sentiment de panique vibre en elle. Les bras froids et dénués d’affection de Caleb l’enserrent, cela ne la rassure pas. Elle contemple son corps sans trace et ne se sent en rien apaisée. Elle reconnaît les rues mal éclairées des bas-fonds d’Immac, sans que cela n’atténue son angoisse.
Elle plante son regard dans celui du Juge et tente de le saluer. De sa bouche, seul un flot de paroles incohérentes parvient à s’extirper.
Les larmes pointent à ses yeux. Gorgées de rimmel, elles tracent deux sillons noirs sur les joues d’Abigail.
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