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Prélude : La jeune fille et la mort
#1
Etendue en travers de la route sous les hurlements des passants, étourdie par le choc, et bientôt anéantie par la mort, Catherine s’étiole.
Elle n’entend pas les voix qui la conjurent de rester parmi les vivants. Ni la désolation du chauffeur.
Tous voient la flaque de sang s’étendre sous elle, et chacun intimement prend conscience que la mort est la seule issue de cette tragédie.

Elle ne sent plus rien.

À peine le souffle qu’elle parvient à faire courir le long de ses voies respiratoires. Mais plus qu’elle n’en souffre, elle sait que celui-ci s’amenuise. Que la fin approche.
Et avec elle, viennent les dernières larmes.

À cœur éteint, nul ennemi. La seule question qui m’habite est de savoir si je vais vers le repos éternel, ou sur les sentiers de ton souvenir.
Mon amour, les mots me semblent puérils et la complainte de mes sentiments déchirés sonne comme nasillarde et inutile.
Mais mon amour, pour ces quelques instants à l’ombre de la tombe qui s’étend au-dessus de moi, je veux que tu saches, où que tu sois, que mes dernières pensées sont pour toi.
Que le déchirement et la peine qui m’habitent ont pour source ton absence… Car aujourd’hui, je me moque bien de disparaître. Que vaut la vie sans t…
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#2
Londres, 1883.

Croire que l’on a tout perdu revient à se soulager du fardeau de l’existence.
Mais prendre conscience au milieu du désarroi qu’on a encore d’avantage a abandonné est une sentence que nul être ne souhaite, même à son pire ennemi.

Catherine pensait avoir tout perdu, il y a plus de deux ans. À son âge, c’est au fond de son cœur que « tout » se trouve. Et bien sûr, ce qui ravage sa vie en cette matinée obscure de l’hiver londonien, c’est l’idée, comme chaque matin, que lorsqu’elle se lèvera pour aller le voir, sa chambre sera vide. Vide de lui et de sens.

Une femme souffre d’amour. Perdre son amant, l’être chéri est une chose terrible.
Mais figurez-vous un instant que ce dernier soit votre propre frère.
Inceste. Sacrilège, amoral et vicieux !
Rien ne lui fut épargné, et aujourd’hui elle ne vit que pour offrir un héritier à des parents acariâtres, qui ne trouveront la paix que dans l’oubli ou la disparition. Le premier ne venant pas faute de rumeurs incessantes…
S’il peut sembler peu naturel qu’un frère embrasse une sœur qui s’offrirait à lui en retour, pensez donc aux moeurs de l’époque et à la façon dont Catherine fut le jouet de la morale grossière et d’un protectionnisme tyrannique.

Quel homme, si ce n’est celui qu’elle côtoyait depuis l’enfance, pouvait-elle prendre le soin de connaître puis de chérir ? La logique et les bonnes moeurs deviennent cyniques devant le forfait qui n’est que la conséquence de la prison bâtie autour de deux adolescents éprouvant les besoins les plus élémentaires de l’humanité. Des tabous levés comme des boucliers mais qui sont autant de chaînes que la lime du quotidien et des regards échangés ont fini par briser.

La question n’était plus de savoir si ils avaient le droit de s’aimer. Mais plutôt quand et comment exprimer cet amour ?
Leur manque de maturité à l’égard de ce sentiment les conduisit vers un jeu fait de complicité et d’imprudence.
Chaque couloir un peu trop sombre, chaque heure écoulée loin de leurs parents. Chaque seconde où ils se crurent seuls, ils échangèrent autant de mots que de caresses.

Chaque fois plus passionnément que la dernière.
Chaque fois plus intensément que la précédente.
Chaque jour devint plus beau…
Chaque nuit devint trop longue.

De cette période faites de rendez vous secrets et d’effronteries, Catherine ne garde que le souvenir d’un homme élégant et courtois. D’un amant ardent et amoureux.
De la chaleur d’une couche que beaucoup de femmes pouvaient envier. Mais tous ses souvenirs palissaient devant sa propre passion.

Le cauchemar commença un jour de printemps.
Trop audacieux, ils furent découverts par une soubrette. Qui s’empressa de tout raconter.
Les embruns du caractère déjà emporté d’un père, militaire de carrière, devinrent véritable tempête et l’aîné du couple fut vite chassé de la maison au profit d’un soi-disant voyage vers une école pour homme où il apprendrait à devenir vertueux.

L’histoire d’un ange commença ce jour de Mai où la gifle cinglante d’un patriarche cerné par les affres d’un désespoir haineux emporta le peu de respect d’une jeune fille pour son père et mua son admiration en crainte justifiée.
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#3
- JE TE TUERAI, TU M’ENTENDS, PETITE TRAINEE !? JE TE TUERAI !!!!

Sur le sol froid de sa chambre, la main sur sa joue marquée par la chevalière familiale, la coupable tentait de reprendre son souffle.
Elle n’avait jamais été frappée, ni même seulement brusquée à ce jour. La douleur aigue et la menace d’une canne de plomb au-dessus de sa tête, tenue par un bras que peinaient à retenir deux servantes, achevèrent de transformer l’amoureuse transie en une bête craintive et esseulée.
Car oui, à compter de cet instant, elle était seule.

Elle devait être seule ! Il n’y avait pas d’autre alternative possible ! Comment y aurait-il pu en avoir une autre ? La ville entière était au courant de la disgrâce !!

La faire partir à l’étranger, c’était se pendre en reconnaissant la faute !
La déshériter ? Et offrir le nom de sa famille à la couronne pour qu’elle dispose des biens et de la lignée ? Jamais.
Non, il fallait garder cette monstruosité chez lui. La nourrir encore, et lui trouver un mari qui ne soit pas regardant, ni sur les rumeurs ni sur les antécédents que la première nuit de couple trahirait forcément.
Un mari qui lui offrirait un héritier convenable. Quitte à déprécier l’arbre généalogique pour deux, peut-être trois générations, avant de retrouver le confort de l’honneur qu’offre la noblesse véritable.
Oui, il fallait endurer.
Pour l’un comme pour l’autre. Endurer la vision d’un visage honni, du blasphème et de la haine.

Il fallu à Catherine, la patience et la volonté d’un pays entier pour supporter les brimades quotidiennes et l’absence d’égards envers sa personne.
Sa mère avait quitté le foyer pour vivre chez sa sœur. Elle ne supportait pas l’idée d’avoir perdu sa fille.
Le père refusait de voir l’enfant plus que nécessaire.
Ils se voyaient donc au dîner chaque soir. Moment où il était interdit à Catherine de seulement ouvrir la bouche.
Les servantes surveillaient la jeune femme en permanence et brûlaient sa correspondance ou ses notes personnelles.
Elle n’existait que pour son ventre. Son potentiel de matrice.
Après l’héritier, et seulement après lui, elle pourrait quitter la maison.
Mais en attendant, elle obéirait.
Et elle vécut plus recluse qu’une nonne en son couvent. La chambre de Catherine devint son seul et unique sanctuaire. La fenêtre était désormais grillagée.
Elle mangeait à la manière des oiseaux qu’elle aimait voir se poser à toute heure à sa fenêtre, venir déguster les quelques miettes qui lui restaient d’un repas déjà peu conséquent.

Ce n’est qu’après une période de captivité de deux ans, durant laquelle on s était efforcé de faire d’elle l’ombre de ce qu’elle fut, que Catherine reçut la visite formelle de son père.
Elle caressait, comme tous les matins, la marque indélébile de la chevalière sur sa joue.
Il rentra sans même frapper.
Et déposa une lettre sur son bureau après avoir écarté d’un coup de canne vif et violent tout ce qui l’encombrait.

- Il s’appelle Matthew Stevenson. Sir matthew Stevenson. Il a 68 ans. C’est la seule chance qui te reste de pérenniser le peu de dignité qu’il te reste.

La canne frappa le bois du bureau aussi violemment que la main de l’ancien militaire le pouvait.
Mais Catherine n’éprouva pas autant d’effroi devant cette manifestation agressive de volonté que devant son avenir.
La captivité, puis le servage.

- Tu seras une Dame dans un mois à compter de ce jour !!

Il parti comme il était venu. Comme la tempête qui s’éloigne, indifférente aux ravages dont elle était coupable.
Ce matin-là… Catherine pleura.
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#4
Il lui était formellement interdit de rencontrer son futur époux avant la cérémonie.
À moins de trois jours de cette dernière, il lui fallait essayer pour la énième fois, sa robe de mariée.
Durant le mois qui avait suivi l’annonce de ce mariage, La jeune femme avait eu longuement le temps de penser à son devenir.
Elle réalisa dès le départ qu’il n’y en avait pas.
Aussitôt l’héritier né, son nom serait retiré de la lignée. Aussitôt son vieux mari décédé, la tutelle de l’enfant reviendrait à ses grands parents. Quant à elle, elle se ferait oublier, peut-être en Inde, ou plus loin en Chine… Le plus loin possible.
Cela l’attristait mais ne lui fendait pas le cœur pour autant. Parce que son indifférence manifeste vis-à-vis de cette perspective n’avait qu’une seule origine, celle de cette photo qu’elle tirait secrètement de l’emplacement qu’elle avait fait sous le tiroir de son bureau.

Elle en caressait si souvent la texture que cette dernière avait grandement pali.

- Caleb, murmurait-elle dans le secret de son reste d’intimité. Mon tendre amour, que ne me donnes-tu plus de nouvelles ?

Deux ans déjà qu’il était parti faire ses armes à l’Académie. Et pas une seule lettre. Enfin, probablement, mais pas une ne lui était parvenue.
Pourtant elle s’était jetée au pied d’une servante pour l’implorer de sauver ne serait-ce qu’une page… Une seule page qui lui assure la santé du plus brave et du plus doux des hommes. Elle voulait moins le savoir aimant qu’existant.
La plupart des heures de ses journées étaient consacrées à l’invention et aux fantasmes le concernant.
Que devenait-il, où était-il ?
Jamais elle ne l’avait imaginé mort.
C’était impossible. Pas lui.

Et au moment, où exceptionnellement, elle s’était déplacée jusque chez le tailleur pour les derniers ajustements, elle y pensait encore.
Les bras levés, et le visage inexpressif, elle ne voyait que son regard.
Et ce qui aurait du être un moment de relative tranquillité se transforma en cauchemar.

- C’est la compagne du pendu…

Elle n’aurait pas du entendre ces mots là.
Jamais.
Elle n’aurait jamais du descendre de l’estrade, jamais du aller s’enquérir de la fin des préparatifs auprès des filles du tailleur.
Maintenant qu’elle surprenait cette conversation bien malgré elle, cachée qu’elle était dans l’encadrure de la porte, elle avait du mal à respirer.

- Ce misérable qui a été suspendu à la branche de l’oranger. Elle était sa sœur et sa maîtresse, je t’assure.

Les deux mains sur la bouche, et les yeux écarquillés, elle ne parvenait pas à regagner son souffle. Passant ses mains dans ses cheveux, elle sentait quelque chose se briser en elle.
Les brimades sur son comportement incestueux, elle avait pris l’habitude de les supporter et elle savait en un art consommé offrir des sourires tristes à ses détracteurs.
Les insultes, les coups, et la réputation.
Tout ça, c’est volontiers qu’elle l’endurait.
Sans un bruit. Sans un mot plus haut que l’autre, elle avait accepté de se laisser mourir dans les bras d’un avenir peu brillant.
Elle n’avait pas protesté une seule fois jusqu’à la veille de son mariage.
Tout ça, elle le supportait et elle l’aurait supporté encore des années.
Pour une seule chose. Qu’elle ne soupçonnait que peu.
Une toute petite chose.
Cette chose minuscule qui ne voulait pas mourir en son cœur.

Pour cet espoir de le revoir un jour.

Même si elle avait tendance à amplifier ce sentiment jusqu’à le romancer, elle gardait pour elle ce besoin de le voir venir un jour. Et faisant fi de toute chose, l’emporter loin de Londres et de tous les préjugés.

Elle avait des hauts le cœur. Elle voulait disparaître.
On ne peut qu’effleurer l’abandon et le chagrin qui la subjuguaient.

Croire que l’on a tout perdu revient à se soulager du fardeau de l’existence.
Mais prendre conscience au milieu du désarroi qu’on a encore d’avantage a abandonné est une sentence que nul être ne souhaite, même à son pire ennemi.

Elle hurla.
Surprenant les filles du tailleur comme les deux servantes venues pour l’accompagner.
Elle hurla aussi fort que sa tristesse était profonde.
Elle saisit sa coiffe de mariée soudainement. Et se mit à courir à travers la boutique. Pour fuir.

Sous les hurlements de ses bonnes, et le regard du ciel, elle voulu mettre autant de distance que ses jambes le lui permettaient entre elle et la réalité.

Elle n’eut pas le temps de voir l’attelage arrivé à pleine vitesse en travers les rues de la ville.

Elle couru très peu.

Mais pourtant si loin…
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#5
Une Marche. Pas de date.

- Bonjour. Vous êtes nouvelle ? Prenez un ticket et un siège, cela risque d’être un peu long, expliqua une femme d’âge mûr avec un sourire confiant et des yeux bleus si clairs qu’elle semblait aveugle.

Catherine n’avait jamais pris la peine de s’imaginer les portes du paradis tout comme elle n’avait pris le temps de concevoir sa propre mort. On aurait pu facilement penser le contraire, cloîtrée dans une vie qui avait tout d’une prison. En réalité, Catherine ne s’était tournée de toute son existence que vers un avenir terrestre fait de l’espoir d’un futur plus clément où sa famille, et surtout son tendre frère, serait de nouveau réunie.

Si elle s’était figurée un instant les cieux, cela aurait été certainement sous la forme du jardin de tante Agathe. Ses rosiers qui grimpaient aux arceaux parés de fleurs délicates à la robe du blanc le plus doux. Une variété à peine parfumée, aussi discrète que pouvait l’être l’enfant qu’elle avait été. Il y avait aussi l’herbe toujours si bien coupée, un tapis naturel et moelleux qui n’offrait tous ses délices qu’avec l’aube, lorsqu’on pouvait sentir la rosée vous chatouiller les pieds. Et puis, surtout, le grand mimosa dont elle raffolait des fleurs rondes comme des soleils et aux senteurs enivrantes, tenaces et presque sauvages.

Le paradis devait avoir de ce mélange de nature victorieuse et pourtant maîtrisée par une main bienveillante.

Aussi, lorsqu’elle se sentit défaite de sa force de vie, que son corps devint trop lourd, trop douloureux pour qu’elle puisse encore le supporter, c’étaient les grilles du jardin d’Agathe qu’elle recherchait avec une inconscience confuse. Or, elle se trouvait dans une grande pièce dotée d’une vingtaine de bancs en bois foncé où elle attendait en compagnie de cinq autres personnes. Elle tenait le ticket numéro mille six cent quatre-vingt-sept.

Les murs étaient lisses de toutes fioritures. Elle se serait sentie soulager de pouvoir se tourner vers la croix du Christ pour apaiser son attente d’une prière. Sa main partit à la recherche de celle qu’elle portait naguère en pendentif autour de son cou mais elle ne rencontra que l’inconsistance de sa propre personne.

Elle avait été et n’était plus. Il n’y avait nul réconfort à espérer.


- Vous êtes là pourquoi ? questionna un jeune homme se tenant sur le banc d’en face et aux favoris bien taillés.
- Je l’ignore. Je ne suis même pas sûre de savoir où je me trouve, Monsieur.
- Au tribunal des grandes peines et petits délits.
- Un tribunal… Serait-ce le purgatoire ?
- Oh non, et loin s’en faut, chère enfant. La Purge est un lieu terrible que je ne vous souhaite pas. Est-ce que, par le plus pernicieux des hasards, vous n’auriez pas encore fait la connaissance de votre Juge ?
- Je dois avouer que non.
- Alors cela ne saurait tarder, Mademoiselle !
- Pardonnez mon indiscrétion, mais puis-je savoir les raisons de votre propre présence ?
- J’ai tué.

L’homme aux favoris se contenta de croiser ses mains gantées sur ses genoux alors que Catherine, avec la frayeur de ceux qui n’ont jamais été confrontés à la criminalité et ses représentants, ne pouvait retenir une exclamation.

- Doux Jésus !
- Comme je vous parle, Mademoiselle. J’ai occis sans trembler, d’un coup net. Un achèvement sans malice ni douleur.
- Vous en parlez avec une légèreté à glacer le sang ! N’est-il point dans les commandements divins de ne pas s’octroyer le droit de mort ?
- Comme vous y allez, ma chère. J’ai tué, il est vrai, mais point un innocent. C’est une âme bien noire dont j’ai déchargé le monde. Sans mentir, il me semble que j’ai rendu fier service, et, qu’en ce sens, je n’ai été rien d’autre que le serviteur de Dieu. Preuve en est, ce n’est pas sur les marches du bord de l’Enfer que je devise de si agréable manière avec votre charmante personne.
- Votre certitude est-elle donc si ferme, Monsieur ?
- Autant que celle de Jeanne allant bouter les anglois.
- Seriez-vous français ?
- Bon sang ne saurait mentir, je le suis. Et à votre visage qui n’ose montrer sa contrariété, je vous devine anglaise.

Elle acquiesça d’une gracieuse inclinaison de la tête. Il lui avait bien semblé que cet individu avait la grossièreté et l’aplomb du continent.

- Je trouve, au contraire, que votre présence ici est la preuve incontestable que votre acte fut répréhensible. Si votre inspiration fut divine, ne devriez-vous pas être accueilli par le chant du chœur le plus pur des anges célestes ?
- Le ciel a aussi ses formalités, faut-il croire.
- Je ne crois pas que les commandements de Dieu aient à souffrir de la moindre ambiguïté, Monsieur, si justice est nécessaire devant les yeux du divin c’est que la faute fut consommée.
- Puisque je vous dis que je n’ai agi que par volonté supérieure. Quel mal peut-il y avoir à répondre à l’appel de notre Seigneur ? Si vous voulez le fond de ma pensée, chère enfant, vous aimez couper les cheveux en quatre.
- N’y voyez pas d’offense, mais n’est-il pas présomptueux de penser qu’un ordre vous fut donné ? Les seuls serviteurs du très haut sont les anges. Nous, humains, avons toujours le choix de nos actions. Je ne peux que difficilement imaginer qu’on est pu vous donner un ordre en directe contradiction avec un commandement aussi limpide que « Tu ne tueras point ».
- Auriez-vous tenu un tel discours à un croisé ?
- C’est une question difficile. Je suppose qu’un tel lieu sert à différencier les guerriers saints des pillards.

L’homme haussa un unique sourcil et se fendit d’un sourire goguenard.

- Serais-je donc un pillard à vos yeux, Mademoiselle ?
- Oh non, je n’ai pas exprimé une telle idée. Peut-être êtes-vous un peu exalté et imbus de vous-même. Je crois que vous devriez faire acte de pénitence, même dans l’éventualité où celui que vous avez tué… était aussi mauvais que vous le prétendiez. Vous avez commis un crime et avez endossé une responsabilité qui n’aurait pas dû être vôtre. Vous devriez en prendre conscience et vous montrer plus empreint d’humilité.
- Je vais vous dire…
- Oui ?
- Je suis heureux que vous ne soyez pas mon Juge.

L’effet fut immédiat. Catherine pinça les lèvres. Une voix sortie de nulle part la libéra de la présence désagréable du Français.

- Mille six cent quatre-vingt-sept ! Mille six cent quatre-vingt-sept est demandé au guichet C !

Elle se leva et salua son interlocuteur qui fit mine de soulever un couvre chef qu’il ne portait pas. À petits pas, elle pris la direction de ce qu’elle supposait être le guichet bien qu’aucune indication alphabétique n’était précisée pour aiguiller sa route. Elle fut soulagée lorsqu’un homme à la digne robe blanche de magistrat lui fit signe de s’approcher.

De taille moyenne et la mine joviale, il inspirait une confiance immédiate. Confiance offerte d’autant plus de bon cœur que Catherine eut la conviction au premier regard qu’il s’agissait bel et bien d’un ange. Pourtant, l’individu n’arborait pas d’auréole, ni même la paire d’aile habituelle.

Plus troublants, ses cheveux ne formaient pas de jolies boucles blondes. Catherine, jusqu’à ce jour, n’aurait jamais pensé un ange aux cheveux noirs et raides comme des cordes, aussi fixa-t-elle sur lui des yeux emplis d’une innocente curiosité. Il prit la parole le premier.


- Tu es…

L’ange lu un papier.

- … Miss Catherine Hermary ?
- Oui, Votre Grâce.
- Suis-moi.
- Bien, Votre Grâce.

L’ange lui fit signe de le suivre. Ils quittèrent ensemble le hall d’attente pour rejoindre une succession de couloirs. Il y régnait une activité modérée. De temps à autre, ils croisaient une personne portant de lourds dossiers, parfois un autre ange prenait le temps de saluer le guide de Catherine alors qu’elle était ignorée.

Ce fut elle qui brisa le silence instauré entre eux.


- Ainsi, je vais être jugée, Votre Grâce ?
- C’est exact.
- Quelle pénitence dois-je attendre, Votre Grâce ?
- Tiens, tiens, tu te penses donc coupable…

Sans ralentir l’allure, l’ange tourna son visage vers elle. La timidité faisant son office, Catherine ne pouvait s’empêcher de rougir et de baisser les yeux. Bien sûr qu’elle se sentait coupable. Son existence n’avait été que péché. Bien sûr, il y avait eu l’inceste. Elle avait été faible, si misérablement faible d’avoir aimé son frère plus que de raison et de n’avoir jamais su lui offrir le moindre refus. Mais elle savait que cette faute terrible n’était pas l’unique qui pouvait lui être imputée.
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#6
Il la fit pénétrer dans la salle du tribunal à proprement parler. La première sensation fut celle d’un vertige tant les murs semblaient hauts. Si le hall avait été austère, cet endroit était pire. Aucune fierté n’aurait empêchée Catherine de se sentir intimidée alors qu’elle s’avançait sous le regard sévère des deux anges déjà installés.

- Vous êtes en retard, Etienne.
- Et vous êtes bien pressée, sœur Henriette. Le procès n’allait pas commencer sans la principale intéressée. Miss Hermary, rejoins donc le box.

Deux petites marches conduisaient à la minuscule estrade placée au milieu de la pièce et qui constituait un box sommaire. Bien qu’il y eût quelques places de libres, on pouvait noter l’absence de jurés, ou même d’un public. Etienne alla se placer entre ses deux confrères. Plus loin, un autre ange ne semblait occupé que par la prise de notes.

C’est le marteau d’Henriette qui annonça le début de la session.


- Accusée Catherine Hermary, les charges retenues contre toi sont les suivantes : Crime d’inceste au second degré, perte de la foi et suicide.
- Nous demandons la déportation sans délai, continua une voix sèche appartenant à un ange aux yeux gris semi-clos.

Catherine observa celui qui lui était d’ores et déjà le plus hostile. Son regard anthracite l’observait en retour avec une dureté qui n’était pas sans lui rappeler celle paternelle lorsqu’elle était une source de déception. Bien que ne présentant pas une figure particulièrement juvénile, ce juge-ci était d’une beauté toute particulière, presque solennelle, peut-être à cause de ses longs cheveux lisses ivoirins.

C’est vers lui qu’elle se tourna pour plaider sa cause.


- Votre Grâce ! Si fautive je suis, ce n’est pas d’avoir un jour perdu la foi ! Je n’ai jamais renié Dieu, et, même dans l’obscurité, je n’ai cessé de m’en remettre à lui…
- Balivernes ! coupa Henriette. Comment peux-tu oser proférer cela alors que tes actes parlent contre toi ?
- J’ai aimé de manière sacrilège, mais pas sans conscience de ma faute.
- Pourquoi avoir fauté ?
- Je… ne sais pas. C’est mon frère, et il est tout ce que j’ai.
- Tu aurais pu entrer dans les ordres ! s’exclama Henriette.
- Le repousser.
- Prendre un amant, suggéra Etienne.

Henriette et le juge aux cheveux blancs se tournèrent vers ce dernier. Sa défense se résuma à un mouvement d’épaule.


- Je ne faisais que me mettre dans l’état d’esprit d’une adolescente.
- Votre Grâce, il ne s’agissait pas de ce genre de…

Catherine était à présent à la torture. Parler d’un tel sujet la mortifiait au plus profond de son âme.

- De ce genre de choses. J’ai pour mon frère un amour sincère, jamais je ne me serais livrée ainsi à un autre.
- Peux-tu nous expliquer les vertus qu’il avait à tes yeux ?

La question d’Henriette fit naître un sourire simple et spontané sur le visage de Catherine. Avait-elle connu de meilleure personne que Caleb ? Son frère avait toujours été attentionné et s’étaient tissés entre eux des liens qu’il aurait été vain d’expliquer. Si elle n’avait du garder qu’une seule certitude, c’est qu’il aurait toujours tout offert pour elle.

Et puis il était ce miroir qu’il lui assurait qu’elle ne connaîtrait jamais la solitude. D’elle, il partageait la soie d’une chevelure dorée, ainsi que la brillance d’yeux émeraude.

Pourtant il était mort avant elle, et, avec lui, s’était évaporé l’espoir d’une vie à ses côtés. Elle aurait pu se satisfaire d’un mariage, pourvu qu’ils puissent se retrouver. Elle aurait supporté de le savoir aux côtés d’une autre femme, à la condition qu’elle ne le tienne pas éloigné.

Sa mort avait été pire que tout.

Plus que le fantôme de son frère chéri, c’était celui de la solitude qui avait brisé ses dernières défenses.

Caleb avait toujours eu cette vitalité qui avait su combler tous les vides de son quotidien. Mais ce n’était pas tout.


- Il était bon. Juste, loyal et courageux, je n’ai pas connu de meilleur homme.

Les juges laissèrent un silence s’installer, et avec lui, Catherine sentit naître une inquiétude insolite. Elle ne comprenait pas la signification de ces mines graves. C’est le regard d’Etienne qui acheva de l’alerter.

- Mon frère est-il passé devant ce tribunal ?

L’ange blanc au regard de roche répondit.

- Il a été jugé et condamné.
- Aux Enfers, acheva Henriette alors qu’elle redressait son menton.

Le regard perdu de Catherine allait de l’un à l’autre à la recherche du moindre indice signifiant que tout ceci n’était qu’une horrible farce. Si Henriette souriait avec satisfaction, Etienne restait sur la réserve. Ses doigts jouèrent un instant sur le dossier posé devant lui et qui devait contenir tous les détails de la vie trop courte de la jeune femme.


- Il a renié Dieu, annonça-t-il.
- … Non… non.

Ses petites dents de perle mordaient déjà avec violence sa lèvre. Elle voulait hurler que c’était impossible, que son frère avait toujours été un bon chrétien.

Mais elle savait.

Son cœur avait l’assurance d’une déchirure que son esprit rejetait avec autant de force qu’elle en était encore capable. Elle était morte une première fois lorsque son père lui avait annoncé le départ de Caleb. Un second coup mortel lui avait été porté en apprenant sa mort.

Le destin devait-il la condamner par trois fois, elle qui s’était tenu vierge de tous crimes hormis celui pour lequel elle se tenait à présent debout et tremblante, prête à affronter son dernier jugement ?


- À ce stade, il te serait facile de le rejoindre. Tu as fait le premier pas en mettant fin à tes jours.
- Je ne voulais pas ! Je… ne le laissez pas subir les tourments de l’enfer. Par pitié.
- Il a choisi.
- De son plein gré, insista Henriette.
- Même son pardon miséricordieux n’y peut rien.
- Si je vais en enfer, sera-t-il sauvé ?
- Non.
- Tu seras près de lui.
- Renonces-tu à Dieu ?

Ce choix lui semblait odieux et incompréhensible. Il lui était inimaginable de devenir apostat comme elle était prête à toutes les punitions que jugerait bon le ciel pour sa conduite terrestre qui au fond n’avait mené à rien d’autre qu’à la perte physique et spirituelle de son bien-aimé.

La pire des culpabilités la rongeait et l’empêchait de répondre.


- Renonces-tu ? demanda à nouveau l’ange blanc avec une froideur mordante.
- Comment pourrais-je ? implora Catherine. Laissez-moi le voir, je pourrais le convaincre de retourner vers la lumière. Vos Grâces, je le promets !
- Jamais.

La voix de l’ange avait été comme une foudre.

- J’ai peut-être une solution.

Henriette adressa une moue maussade à Etienne qui continua toutefois sur sa lancée.

- Renonce à ton frère.
- Cela l’aidera-t-il ?
- Plus que de nourrir une affection qui l’a fait tomber si bas.
- Est-ce que cela signifie que je ne pourrai plus jamais le voir ?
- Au contraire, si tu renonces à lui, Hermary, je suis certain que nous te laisserons le rencontrer, ainsi tu auras de nombreuses occasions de le convaincre de son erreur.

Elle n’en croyait pas ses oreilles. Le visage impénétrable de l’ange blanc ne l’aidait pas à décider si la proposition d’Etienne était réellement sérieuse. Mais la proposition était là, elle ne pouvait la laisser passer.

- J’accepte. Je… renonce à l’amour que je porte à mon frère. Qu’Il nous pardonne nos offenses.

À peine ces derniers mots prononcés, une douleur la fulgura. Catherine mourrut pour la troisième et dernière fois.

Les trois juges s’étaient retrouvés dans le petit salon qui tenait lieu la plupart du temps de conciliabule. Henriette était la plus marquée par la fatigue. Etienne, quant à lui, ne se défaisait pas d’un air supérieur. Après tout, le jugement avait été quasiment mené par lui et il pouvait s’estimer satisfait. Celui aux yeux gris se contentait de boire un café brûlant.


- Vous êtes un monstre, Etienne, lâcha Henriette d’un ton las.
- Tiens donc, et depuis quand ?
- Vous savez qu’elle ne sera jamais admise au service des conversions. Je vous connais, vous y veillerez personnellement.
- Bien sûr, prendre un risque c’est déjà faillir.

L’ange blanc reposa sa tasse de café.

- Elle servira Sa Justice.
- Comment pouvez-vous en être certain ? questionna Etienne avec un léger signe d’agacement.
- De la même façon que je connaissais son choix avant qu’elle le prononce.

Henriette et Etienne échangèrent un bref regard. Bien qu’ils ne se mettaient jamais d’accord sur les mêmes sujets, ils savaient convenir des moments où l’Administration leur cachait des choses.

- Ses voies sont impénétrables, conclu-t-il

Etienne adressa un dernier regard pensif du côté de l’ange blanc. Malgré tout, il ne pouvait pas s’empêcher de le trouver un peu trop sûr de lui. Il garda sa grimace et se contenta d’afficher un sourire. Après tout l’idée n’était pas mauvaise, il aurait bien un jour besoin d’une stagiaire.
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