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Révélations
#1
I.

Il faisait une nuit d'encre au coeur de l'île de Kambangan, la jungle bruissait des mille hululements, gémissements, plaintes de prédateurs et de leurs proies malchanceuses. Une petite créature se faufila rapidement à découvert poursuivie par une forme sombre, qui en un instant fut sur elle. Il y eut un bref moment de lutte aussi vaine que désespérée, puis un claquement sec.

La sentinelle du centre pénitencier de Kembangkuning tenait nerveusement son fusil d'assault. Il jeta un regard vers le mirador où la lumière rouge d'une cigarette perçait l'obscurité. Il aurait préféré être bien à l'abri là haut, mais il avait été designé pour rester à la grille. On lui avait dit qu'une visite aurait lieu cette nuit, mais rien n'arrivait et il n'aimait pas être là si près de la forêt. Bien trop près. Si on croyait les moitié des racontards des vieilles femmes, il y avait des choses bien trop horribles qui rôdaient dans l'obscurité. Les rares prisonniers qui parvenaient à s'échapper n'allait jamais bien loin, on retrouvait d'immondes charognes à moitié dévorées quelques semaines plus tard. Il tenta de chasser ses pensées de son esprit et songea à sa femme et ses enfants.

Un rugissement de moteur vint interrompre cette interminable attente. La lumière blafarde de phares déchira la nuit, capturant deux yeux jaunes qui s'éclipsèrent promptement dans les fourés. Une longue Mercedes noire aux verres teintées s'avança en cahotant sur la route défoncée. L'homme cria un ordre sec en indonésien, et la grille s'ouvrit dans un grincement métallique.

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Il était dans les ténèbres depuis bien trop longtemps. Si longtemps que cette notion ne valait plus rien dire. Son corps et son âme s'étaient dissout dans la douleur et la souffrance. Il avait fini par oublier jusqu'à son nom. Il était enchaîné, pieds et mains entravés, au coeur d'un brasier inextinguible. Pourtant les flammes qui l'enveloppaient ne brûlaient pas ses chairs mais semblaient juste le caresser. Mais à chaque fois qu'une langue de feu venait le toucher, un cri qui semblait venir de très loin résonnait à ses oreilles et une douleur terrible lui déchirait les entrailles. Des fois c'était une plainte misérable, d'autre fois un cri de rage. Les voix étaient toutes différentes, mais la souffrance était la même. Et il y en avait une autre, plus sombre qui couvrait toute les autres mais qu'il avait pourtant du mal à distinguer, elle était là comme une présence familière qui l'accompagnait même si il ne la comprenait pas. Il avait réalisé que la douleur qui le touchait n'était pas réellement la sienne, mais celles d'autres personnes qui étaient en ce lieu hors du temps, et par un lien mystérieux il partageait leur malheur. Il tenta encore une fois de tirer sur ses liens, vainement, et une douleur plus violente que les autres le fit sombrer à nouveau dans l'inconscience.

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La Mercedes s'immobilisa dans la cour faiblement éclairé de la prison. La porte s'ouvrit du côté du conducteur et un homme portant une casquette et un habit gris en descendit. D'un geste professionnel, il ouvrit la porte arrière, et une silhouette longiligne sortit en s'appuyant sur une canne et se hâta vers la batisse la plus proche.

Le capitaine Suharto s'épongea le front, il faisait une chaleur torride dans son bureau exigu, mais se n'était pas la seule raison pour laquelle il suait à grosses gouttes. Il passa une main dans ses rares cheveux gras, et remis en ordre le col froissé de sa chemise.

On frappa à la porte, il attendit quelques secondes afin de maintenir l'illusion qu'il était un homme occupé même à une heure aussi tardive et cria : “Entrez” d'une voix martiale. Un gardien ouvrit la porte et s'écarta pour laisser entrer les deux visiteurs nocturnes.

Le premier étant grand, élancé et portait un costume taillé sur mesure, un homme d'un certain âge avec une crinière de cheveux blancs ondulés qui tombaient sur ses épaules. Il avait le visage allongé et les traits fins agréables, mais ses yeux bleus délavés étaient froids. Il avait la morgue de ceux qui ont été éduqués à Eton. Bien qu'appuyé légérement sur une canne en bois précieux à la poignée ouvragée, il se tenait très droit et semblaient dominer les autres hommes présent dans la pièce. Le second était plus petit mais aussi plus massif, plus ramassé. Il portait une livrée grise de chauffeur de maître, et sa casquette dissimulait un visage sombre et basané. Dans sa main droite, il portait une petite malette noire.

Détrompant la froideur de son regard, l'homme au costume salua le capitaine d'une voix riche aux accents très upper class.

- Bonsoir capitaine, c'est un plaisir de vous revoir.
- Le plaisir est partagé, Sir. Prenez un siège je vous en prie.
- Vous n'ignorez pas je présume le sens de ma venue ici ce soir. Vous avez entendu les dernières nouvelles...
- Certainement, l'interrompit le militaire. Mais comme je l'ai fait savoir à vos services, dans de telles circonstances, les visites aux prisonnier ne sont plus autorisées...

L'indonésien se voulait navré, mais il avait du mal à dissimuler sa joie, celle du petit chef qui jouit de son pouvoir, aussi limité soit-il. L'anglais prit un air faussement surpris et de sa main fit signe de chasser les obstacles bureaucratiques.

- Vous ne pouvez décemment m'empêcher de le voir maintenant que j'ai parcouru tout ce chemin. Les accords bilatéraux entre nos deux pays, vous le savez, assurent certains droits aux prisonniers britanniques.

L'autre ne répondit pas, mais croisa les bras. L'aristocrate résigné fit signe de la main à son serviteur d'approcher. Sans broncher l'autre s'avança, posa la malette sur le bureau crasseux, et de sa main ganté fit jouer le mécanisme d'ouverture.Avec un petit clique, le couvercle se souleva et révéla un tapis de billets verts. Le capitaine se pencha d'un air avide et déclara.

- Si il y a une règle, je peux cependant faire confiance à un vieil ami. Quelqu'un va vous conduire à sa cellule.

Et il glissa la malette sous son bureau. Son interlocuteur lui répondit en se levant.

- Merci, capitaine, je savais que vous sauriez vous montrer compréhensif.

Lorsque ses visiteurs furent sortit, le militaire s'épongea encore une fois le front. Bien qu'il soit totallement corrompu, étrangement Suharto avait encore quelques scrupules à se faire acheter.


On conduisit les deux hommes à travers un réseau de couloirs obscures jusqu'à une porte en piteuse état. On dévérouilla la porte, et on fit entrer l'anglais. La cellule était des plus exigüe, au fond de la pièce, un individu en guenille était assis sur le sol en terre battue. Une barbe hirsute couvrait son visage et tombait sur sa poitrine, le reste de son visage était dissimulé par une masse informe de cheveux. Ses mains étaient entravés par des fers. Il ne réagit pas à l'entrée de son visiteur, pas plus d'ailleurs qu'au gros rat noir qui se repaissait des reliefs de repas dans son écuelle.


L'homme en costume s'avançant en boitillant, s'approcha du prisonnier et parla doucement.

- Bonsoir.

La forme effondrée ne réagit pas, il poursuivit.

- Je suis employé par le gouvernement britannique. Je viens vous informé que votre demande de grâce a été rejeté par la Cour suprême cette après-midi. C'était votre dernier recours, votre sentence ne peut plus être repoussée. En vertu de la loi indonésienne, vous serez pendu demain matin à l'aube.

Il marqua une pause puis dit :
- Dieu vous garde, et il sortit.

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Il ouvrit les yeux et sentit immédiatement un changement. Les cris avaient diminué d'intensité, et il pouvait respirer plus librement. Il entendait plus distinctement le grondement sourd qui avait toujours été à la limite de sa perception. Une voix plus profonde, plus riche, qui ne le faisait pas souffrir mais lui chuchotait des paroles qu'il ne comprenait pas. Il se redressa, et quelque chose qui ne s'était pas produit depuis des éternités arriva. Quelqu'un approchait.

Une longue silhouette s'appuyant sur une canne venait dans sa direction, elle ne semblait pas marcher, mais plutôt flotter dans l'espace immatériel. Elle fut bientôt près de lui. Ses cheveux était d'une blancheure immaculée et formait comme un auréole autour de son visage aussi noir que la suie. Quand elle ouvrit la bouche pour parler, le prisonnier distingua le chatoiement des braises ardentes qui étaient dans sa bouche.

- Démon ! Ta pénitence est bientôt achevée. Redresse-toi et ouvres les yeux !

Les voix se turent définitivement et le silence décontenança le prisonnier. Pour la première fois, il put examiner sereinement son environnement immédiat. Il était enchainé dans ce qui semblait être la gueule d'un monstre colossale, et les flammes qui l'enveloppaient venait des profondeur de sa gorge, au rythme d'une lente respiration assoupie.

La silhouette reprit :

- Bientôt tu serviras à nouveau ! Et ton nom te seras rendu !

Au moment où ces dernières paroles furent prononcées, ses chaînes s'émettièrent et il se sentit libre comme jamais.


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Un peu plus tard dans la soirée, quelque part sur l'île de Kambangan, près d'une Mercedes Noire arrêtée en haut d'une colline boueuse, deux figures fumaient en silence le regard tourné vers la forme confuse du centre pénitenciaires à quelques kilomètres de là.

Soudain, une explosion déchira la quiétude nocture et une boule de feu gigantesque s'éleva d'un bâtiment de la prison. Les flammes éclairèrent briévement les deux observateurs, le même sourire mauvais se dessinait sur leurs visages. Bientôt, on entendit les sirènes de la prison retentir et des cris de paniques.

Le vieil anglais jeta sa cigarette, et lança laconiquement :
- Rentrons, notre mission ici est terminée.

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A suivre....
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#2
II.


Johnson se versa un goblet brûlant de café saumâtre, et alla se poster à son endroit favori : la fenêtre de son bureau. De là, il avait une vue imprenable sur le tarmac de l'aéroport JFK. Il aimait contempler le va-et-vient incessant des avions qui venaient de l'autre bout du globe. Il n'avait jamais quitté les Etats-Unis et cela lui donnait l'impression de voyager, au moins en imagination. Son regard se reporta sur les gens qui s'agitaient en bas à l'entrée du terminal : bagagistes, hôtesses, passagers qui s'affairaient dans tous les sens. Une véritable fourmilière humaine dont il se sentait un peu responsable. Après tout, même si il n'était qu'un petit rouage d'une immense machine, son travail consistait à ce que tous ces gens soient en sécurité sur le sol américain.

Il leva les yeux et contempla la lente descente des avions en approche. Les nuages, dont la couleur tiraient sur un gris bitumeux désespérant comme si les pistes de l'aéroport se reflétaient dans le ciel vespéral, bouchaient complétement l'horizon. De la neige était annoncée pour dans la nuit, c'était bien tôt pour la saison, mais cela faisait plusieurs semaines déjà qu'un froid glacial régnait sur New York.

Notre homme serait bien rentré chez lui, mais un dernier “cas” lui était tombé dessus. Juste avant l'heure de sa relève en plus, c'était bien sa veine. D'ailleurs c'était probablement lui qui arrivait du terminal B derrière un agent en uniforme. Johnson se pencha imperceptiblement en avant, et scruta avec plus d'intérêt l'individu.

Il avait la trentaine, les cheveux en bataille, une mise négligée mais de façon un peu artificielle, une veste de bonne coupe sur un pantalon déchirée. Il portait nonchalamment un gros sac de voyage en bandoulière. Il y avait quelque chose dans sa démarche d'animal, non pas racée et féline mais primitive et brutale. Soudain il s'immobilisa et leva les yeux lentement vers Johnson et scruta attentivement la vitre teintée qui ne laissait rien transparaître de l'extérieur. Sous l'intensité du regard hostile, Johnson se recula instinctivement, mais il sentit comme un souffle d'air chaud lui passer sur le visage. Mal à l'aise, il se rassit à son bureau, et bu un verre d'eau fraîche pour faire passer le café qui lui laissait maintenant un goût déplaisant dans la bouche. C'était sûrement un petit étourdissement dü à la surprise et à la fatigue et au stress de la journée. Il compulsa les papiers devant lui pour se remettre les idées en place en attendant que son futur interlocuteur n'arrive.

Lorsqu'il entra, Johnson se leva et lui indiqua la chaise.
“- Asseyez-vous, je vous prie”

Pendant qu'il s'executait, il en profita pour le détailler. Il avait un visage anguleux, une bouche sensuelle orné d'un piercing sur la lèvre inférieure, un teint pâle qui contrastait avec une barbe de trois jours, des yeux assez enfoncés, d'une couleur sombre assez indéfinissable, noire peut être. Une fine cicatrice qui commençait sur l'arcade souricillière et se terminait sous son oeil gauche complétait le tableau. L'impression diffuse de menace que Johnson avait ressenti précédemment avait disparu. Il jeta un coup d'oeil rapide à la porte de son bureau pour s'assurer que son assistant était bien là et commença.

“- Je suis l'officier des douanes, Mark Johnson. Vous avez été convoqué ici pour une simple vérification. Vous êtes bien M. Alistair Cromwell, citoyen britannique ?
- C'est le cas. Quel est le problème ?”

Son anglais était irréprochable, mais il parlait avec des inflexions étranges, comme si il avait longtemps séjourné à l'étranger.

“- Votre nom est sur la liste noire des services d'immigration américains. Je dois m'assurer de votre identité ou bien... vous interdire l'entrée sur le territoire américain. Vous n'auriez même pas du pouvoir monter dans l'avion. De quelle destination venez-vous ?”

L'autre ne semblait pas s'affoler à l'énoncé de la pire alternative

“- Rangoon.
- La Birmanie... Pas étonnant qu'on vous ait laissé passer, leurs contrôles sont des plus laxistes.
- Votre profession, M. Cromwell ?
- Je suis... artiste. Je souffle et sculpte le verre.”

Johnson connaissait parfaitement les réponses à toutes ces questions, le seul but était de faire parler son interlocuteur et voir comment il réagissait.

“ - Et pour quelle raison voyagiez-vous en Birmanie ? Raisons professionnelles, privées ?
- J'avais besoin de me ressourcer... Retrouver mon inspiration.
- Pour quelqu'un qui revient des tropiques, vous avez la peau bien claire. Vous craignez le soleil ?
- J'ai passé beaucoup de temps sous l'eau, la plongée sous marine m'a fait découvrir des nouveaux horizons. Les coraux ont des formes et couleurs étonnantes..”

Devant le ton imperturbable de l'anglais, Johnson décida de passer à la vitesse supérieure.

“ - J'ai faxé une demande à Interpol pour obtenir le dossier complet au nom d'Alistair Cromwell. Je devrais le recevoir sous peu. En attendant je peux vous dire ce qu'il y a dans le résumé que j'ai. Ce qui lui ait reproché, ou ce qui vous ait reproché s'il s'agissait de vous.”

Il avait dit cette dernière phrase sur un ton badin, mais Cromwell semblait tout d'un coup moins sûr de lui. Il s'agitait sur sa chaise et passa une main dans ses cheveux. Johnson ne pensait pas réelement qu'il puisse avoir un homme recherché en face de lui, sinon il aurait pris plus de précautions. Si il s'agissait d'un homme traqué, il aurait voyagé sous un nom d'emprunt. Mais tout d'un coup, le doute le saisit. Il appuya une fois sur l'interrupteur caché sous son bureau qui allumait une lampe rouge dans le couloir, un signal à l'adresse de son assistant dans le couloir : “Tiens toi prêt”.

“- Votre homonyme est accusé d'un attentat à la voiture piégée sur le sol indonésien il y a cinq ans. La cible était une ressortissante américaine, qui avait des intérêts à Jakarta. Elle n'est pas morte mais à été gravement touché et est tombée dans le coma. Le dossier ne précise pas si elle en est sortie. Par contre ce qui est certain c'est que plusieurs passants ont été tué.
- Ca vous dérange si je fume ?”, l'interrompit son interlocuteur qui paraissait toujours plus mal à l'aise et sortait un étui à cigare de sa poche.
- Impossible, vous êtes dans un aéroport, rangez moi ça !”

Cromwell lui jeta un regard de haine pure, et il crut qu'il allait se jeter sur lui, mais la lumière mauvaise dans ses yeux passa aussi vite qu'elle était venue. Il souriait même franchement maintenant.

“- C'est vrai que nous sommes aux Etats-Unis. J'avais oublié combien vous êtiez portée sur la question”, et il rangea son étui.

Malgré ce revirement, l'atmosphère de la pièce était incroyablement tendue. Johnson déglutit et poursuivit.

“- On suspecte que cette tentative d'assassinat était un réglement de compte liée au marché des stupéfiants et des armes dans le sud-ouest asiatique. La cible principale n'a pas portée plainte et a disparue peu après.
- Terrorismes, drogues et armes ? Et bien c'est plutôt un gros poisson que vous cherchez. Ca fait beaucoup pour un simple artiste comme moi. Vous pensez vraiment que je pourrais être cet homme ? ”

A cet instant, le fax qui était situé sur une étagère à quelques pas des deux hommes se mit à clignoter. Dans un crépitement, il commença à imprimer plusieurs pages sur lesquelles on voyait clairement l'en-tête d'Interpol.

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A suivre...
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#3
III.


Jackson se leva, ou plutôt bondit, tandis que Cromwell se raidissait sur sa chaise. Il arracha les pages du fax et lut fébrilement. Il souleva un sourcil, puis imperceptiblement se détendit.

“- Votre alter ego, Alistair Cromwell, est décédé il y a six mois dans un incendie au centre pénitencier où il était détenu. Cela devrait vous dispenser de pas mal de tracasseries administratives dorénavant. Bienvenue à New York, Monsieur”, et il lui tendit la main que l'autre serra sans chaleur.
- Je suis heureux de constater que les doutes que vous aviez aient pu être lever aussi rapidement.
- Désolé de vous avoir fait attendre, j'espère que cela ne retardera pas trop le programme de votre soirée.
- Ne vous inquiétez pas, je compte faire une visite surprise à une vieille amie. Je ne suis pas à une heure près, cela fait une éternité que nous ne nous sommes pas vu...

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Dans un fast food du Lower East Side, à la déco rétro sortie d'un dessin de Norman Rockwell, Cromwell, attablé seul devant un verre et une bouteille de San Pellegrino, s'impatientait. La nuit était tombée et avec elle, était arrivée une neige lourde et collante. Les cimes des arbres éclairés par les lampadaires et enseignes lumineuses brillaient d'une lumière virginale et froide. Mais au sol, les flocons se transformaient rapidement en une infâme bouillie noirâtre qui vous perçait les os. La salle, toute en longueur avec d'un côté le bar et de l'autre des tables le long de la fenêtre, était quasiment déserte. D'un côté, un policier en uniforme du NYPD discutait accoudé au zinc avec le barman qui l'écoutait d'une oreille distraite, de l'autre quelques teenagers se partageaient une pizza en riant trop fort. Cromwell s'était installé à l'écart, tout au fond, face à l'entrée. A intervalle régulier, il jetait un coup d'oeil irrité à sa montre. Il passa sa main sur la vitre pour en chasser la buée, et tenta de percer les ténèbres. Son rendez-vous avait déjà un heure de retard.

Soudain la porte battante s'ouvrit violemment, et une bourrasque de neige pénétra dans le restaurant. Quelqu'un s'apprêtait à la refermer, quand une femme sculpturale entra. Elle portait un long manteau à col fourrure sur une légère robe fourreau noire qui épousait les courbes parfaites de son corps. Son visage enfantin encadré d'accroche-coeurs avaient un air vaguement ennuyé. Elle embrassa la pièce d'un regard hautain sans même s'arrêter sur les gens présents jusqu'à ce qu'elle découvre Cromwell. D'un pas sûr, elle se dirigea droit sur lui. Les hommes se retournaient sur son passage mais elle ne les voyaient même pas.

Cromwell était stupéfait, il la dévisageait comme si il voyait une morte. Arrivée à son niveau, elle lui jeta d'un air moqueur :
“- Vous permettez que je m'asseye ? ”

La voix le dégrisa instatanément, et sur un ton rogue, il répondit :
“- Je vous en prie, ma chère Madra.
- Alors comme ça tu es à New York ? Ca faisait longtemps non ? ”. Elle parlait d'une voix enjouée et cajôleuse. “ Et bien c'est tout l'effet que ça te fait de me revoir ? Tu es toujours aussi bavard à ce que je vois.
- J'ai certains projets ici...
- Ah oui, voyons ça ? Comme... Par exemple... Me tuer ?
- Par exemple.”

Elle rejetta la tête en arrière et éclata d'un grand rire cristallin.
“ - Tu es toujours aussi drôle... et toujours aussi naïf... Tu as déjà échoué une fois.” D'un geste tendre, elle tendit la main, et effleura son visage à l'endroit de sa cicatrice. Il ne se recula pas, mais ferma les yeux brièvement. “ Tu portes encore la marque de notre dernière rencontre, cela ne t'as pas suffit ?
- Cette fois sera la bonne.
- J'aurais cru que d'avoir croupi dans les Abysses t'aurais remis les idées en place, mais tu es un sot. Dire que je t'ai aimé, Abaddon... j'étais folle...”Sa voix avait prise un teinte douce amer. Elle continua d'un ton plus cassant. “ Tu crois que pendant tout le temps de ton Exil, je suis resté les bras croisés à ne rien faire? Mais pendant que tu effectuais ta pénitence, mon pouvoir a cru, bien au delà de ce que tu imagines, et tu viens me défier dans mon domaine... Crois-tu que toute cette neige soit due au hasard ? Je comprends bien mieux la glace et le froid que tu ne comprendras jamais le feu, tout démon de Belial que tu sois. Crois-tu que j'ignorais ta présence ici ? Dès que tu as posé le pied sur le sol de New York, j'ai senti ta présence pernicieuse, ta haine absurde et brûlante. C'est le passé, tu vis dans le passé, oublie notre histoire.”
- Adores ce que tu as brûlé, et brûle ce que tu as adoré.
- Encore tes citations idiotes. C'est tout ce que...

Alors que Madra continuait à parler, en une fraction de seconde, Cromwell, ou Abaddon, se saisit de la bouteille, la fracassa sur le bord de la table et se jeta sur elle en brandissant le tesson coupant. Alors il se produisit quelque chose qu'il n'avait pas prévu, et n'aurait jamais pu prévoir. A l'instant où le verre allait déchiré la gorge parfaite, et détestée, la scène se figea. L'aiguille de l'horloge s'arrêta, la bière qui était en train d'être tiré cessa de couler, et le démon se retrouva stoppé dans son élan, suspendu à mi-hauteur au dessus de la table. Du coin de l'oeil, il pouvait voir que la circulation avait cessée à l'extérieur. La pièce avait pris une teinte surnaturelle, tout semblait recouvert d'une mince pellicule bleue, excepté Madra et lui, et il régnait un silence absolu.

Madra, l'air courroucée, se leva.
“ - Tu m'as déçu, tu n'as pas changé. Je devrais te tuer pour ce que tu viens de faire. Mais je ne me salirai pas les mains. J'ai contacté les services d'Andromalius, ils ne savaient pas que tu étais là, et tu ne devrais pas y être d'ailleurs. Ils ont envoyé une équipe pour venir te chercher. Profites bien de ton séjour à New York, il sera bref. Adieu, silly boy.”
Et elle sortit dans un silence glacial.

Le démon aurait bien rétorqué quelque chose, mais il était paralysé. Puis progressivement, les couleurs du monde revinrent et il s'écrasa soudain sur la table dans un vacarme épouvantable. Tous les regards se tournèrent vers lui.

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Quelques minutes plus tard, une fois qu'il eut expliqué plusieurs fois qu'il était juste tombé de sa chaise, et que la femme qui était avec lui était sortie discrétement par derrière, l'homme qu'il attendait arriva enfin. Il portait une livrée grise de chauffeur de maître, une casquette profondément enfoncé sur le visage et à la main, tenait une valise.

Abaddon ne dissimula pas son impatience.
“ - Enfin vous êtes là ! Qu'est ce qui vous a retenu ?
- Je l'ai vu rentrer dans le restaurant, j'ai préféré ne pas intervenir, elle aurait pu me voir. Vous avez de la chance d'être encore vivant vu ce que vous avait fait, c'était de la folie... Pourquoi ne vous en êtes vous pas tenu au plan..
- Fermez votre putain de grande gueule, et donnez moi cette valise.
- Vous êtes toujours sûr de vouloir suivre le plan ? Maintenant qu'Elle sait que vous êtes là, ça va être bien plus compliqué.
- Je sais ce que je fais, c'est moi qui prend les risques. Dites-moi ce que je dois savoir.
- Dans la valise, il y a des vêtements du personnel de l'hotel Waldorf Astoria, et une arme.. Il y a un homme à nous qui vous attendra dans deux heures à l'entrée de service. Elle a une suite au dernier étage, impossible de la louper, elle fait tout le dernier étage...Vous savez où c'est ?
- Park Avenue. Et l'arme ça sera suffisant pour la tuer ? Vous avez vu ce qu'elle a fait ce soir ?
- Vous n'aurez qu'une chance pour tirer. Mais théoriquement, cela devrait la renvoyer dans les Limbes.
- Théoriquement.”


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A suivre...
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#4
IV.

Abaddon poussa la chariot à l'intérieur de l'ascenseur, engagea la précieuse petite clef dans le panneau mural et appuya sur le bouton du dernier étage. La machinerie se mit en branle lentement et il commença à s'élever. Il sortit une casquette grise du dessous du chariot et se l'enfonça profondement sur la tête.Il contempla son reflet dans le grand miroir qui formait le fond de la cabine.La combinaison neutre du personnel d'entretien était un bien piètre déguisement, mais cela fera bien l'affaire. Suffisament pour gagner les quelques secondes qui séparent la vie de la mort.

Après une ascension interminable les portes métalliques finement ouvragées s'ouvrirent. Elles ne donnaient pas sur un quelconque couloir, mais directement dans un espace qui formait une part intégrale d'une vaste suite : des colonnes de marbres supportaient un dôme orné d'une reproduction de la chapelle Sixtine représentant le Jugement Dernier. Il y avait de subtiles altérations par rapport à l'originale : les anges semblaient se réjouir de concert avec les démons, le Christ lui-même avait une expression pleine de malice, et lorsque Abaddon sortit il eut la désagréable impression que les sujets, hommes, anges et démons, le suivaient du regard. L'ensemble était plongé dans une semi obscurité, seules quelques lampes sur des tables et bureaux projetaient une faible luminosité.L'ameublement bien que de belle facture était surannée, il n'avait guère changé depuis les années 30.

Il passa une vaste porte pour entrer dans un grand salon dont le fond était entièrement occupé par une baie vitrée. Les immenses tours de Manhattan brillaient de milles feux, la circulation, bien loin en contrebas, formait une rivière d'or et de sang. Au premier plan, une silhouette féminine se découpait, elle était absorbée dans la contemplation du spectacle nocturne. Avec une infinie précaution, le démon sortit une arme qu'il tenait caché derrière son dos. Elle avait l'apparence d'un pistolet de petit calibre, mais elle était baignée d'un halo irréel d'ombres mouvantes. Il tendit le bras,ajusta lentement et tira.

La détonation fit fuir les ombres de la pièce une fraction de secondes. La balle se dirigea en plein dans la tête de la silhouette, mais au moment où elle allait être atteinte, elle se dissipa comme un mirage. La balle continua sa course et dans un fracas infernal explosa une grande vitre. Et les ténèbres remplirent à nouveau la pièce.

La voix familière de Madra retentit à la droite d'Abaddon.
-“Encore raté.”

Le déclic d'un interrupteur claqua, et la pièce fut inondée de lumière.

Madra s'approchait de lui en robe du soir fendue, une hermine négligemment jetée sur ses épaules nues. Nulle angoisse ni crainte dans sa démarche. Elle arborait un sourire de triomphe. Le démon pointa rapidement son arme vers elle, et voulut tirer. Mais un souffle glacial lui prenait déjà la main et empêchait ses doigts gourds de se mouvoir. Ses yeux s'embrasèrent et bientôt tout son corps fut enveloppé de flammes, ses vêtements noircissants et se tordant en lambeaux au sol. Mais le brasier fut bref, un tourbillon de glace l'enveloppa et étouffèrent les flammes. Il ne resta bientôt plus qu'un corps noirci recouvert de givre des pieds à la taille, les bras pendant le long du corps comme deux poids morts. Madra continuait de s'approchait de lui imperturbable.

- “Es-tu prêt à rejoindre la grande Obscurité ?”

Abaddon poussa un cri de frustation et de rage, mais déjà il sentait sa vigueur diminuée, ses jambes refusaient de bouger. Elle était maintenant tout près et lui toucha la poitrine.
- “Compte les battements de ton coeur, ce sont les derniers...”

Là où elle l'avait touché, la peau noircie se recouvra d'une rosace de givre bleue qui s'étendit à tout son torse. Elle se pencha vers lui, posa ses lèvres sur les siennes et aspira ses dernière forces dans une étreinte mortelle. Lorsqu'elle le relâcha, le corps sans vie s'effondra sur le sol comme un pantin de chiffon.

Elle se pencha gracieusement vers le sol et ramassa délicatement l'arme qui avait roulé de la main de son aggresseur.

Elle vida le chargeur sur le cadavre.
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