Thread Rating:
  • 0 Vote(s) - 0 Average
  • 1
  • 2
  • 3
  • 4
  • 5
De praeceptionibus (Des préjugés)
#1
Le Grand jeu, le duel du Paradis contre l’Enfer, les mortels le simplifieraient par un combat du Bien contre le Mal. Une vision trop terre à terre, trop simplifiée, pas étonnant qu’ils n’arrivent pas à réaliser ce qui se passe, cette partie dont ils sont l’enjeu, chacun d’eux, chacune de leurs âmes, aussi insignifiantes soient-elles.
Mais le Bien, le Mal, ce sont des notions trop abstraites pour qualifier chacun de ces camps : le Paradis n’est pas tout blanc, les anges ne sont pas de paisibles chérubins jouant de la musique à longueur de journée, de la même manière l’Enfer n’est pas tout noir, les démons ne sont pas des bêtes assoiffées de sang… enfin pas tous.
Les anges peuvent se montrer violents, les démons civilisés. Un peu de mal au Paradis, un peu de bien en Enfer. Mais ces notions même de Paradis et d’Enfer ne conviennent pas.

Est-ce que les anges se laissent prendre au même piège que celui qui à de nombreux démons fait voir des illusions ? Ce piège est le stéréotype, la généralité, le lieu commun qui laisse penser qu’un démon est simplement un démon, quel que soit son nom, qui leur fait oublier que chaque démon reste un individu.
L’Enfer est un lieu et pas vraiment un ensemble, un lieu empli de dissemblances, ces différences qui font que chaque être au service du pouvoir infernal est unique.
Pourquoi les serviteurs du Prince du Jugement auraient-ils besoin de surveiller et punir si tout démon avait le même esprit ? S’il en était ainsi, tout démon ferait son travail au service de ses supérieurs sans que des soupçons ne se posent sur ses intentions. Mais il n’en est pas ainsi.

Les serviteurs du Prince de la Guerre sont sans doute les plus touchés par ces préjugés absurdes. Pour tous ces illuminés qui ne voient qu’un démon dans un démon, les envoyés de Baal sont des brutes sanguinaires, des barbares sans cervelle, des monstres de violence et de cruauté pour qui la parole ne serait qu’une perte de temps inutile à moins que ce ne soit pour insulter son adversaire. Oui évidemment certains sont ainsi, mais de là à en faire une généralité... D’autres passent leur temps à chercher la violence, à vouloir égorger des anges pour le plaisir sans qu’il n’y ait aucune utilité dans ce geste, mais d’autres encore n’oublient pas tous les aspects que représentent la Guerre et son Prince. Un de ses aspects est la stratégie, discipline qui n’est pas à la portée d’un bestial abruti tel que tant de personnes veulent voir les serviteurs de Baal. S’ils se limitaient à n’être que ça, voire à être ça, ils seraient les serviteurs du Prince de la barbarie, de la violence, mais pas de la Guerre.

Toutes ces personnes incapables de comprendre.
Toutes ces personnes aveuglées qui pensent connaître la vérité.
« Un démon est vil. Un démon est sans merci. Un démon est insensible, il ne connaît ni amour, ni sentiment. Un démon n’a pas de cœur. »
Alors soit ils ont tort, sur certains points au moins. Soit un certain démon qui pensait être un démon, qui servait comme un démon, n’est pas un démon.
Le cœur est là qui bat dans la poitrine, celle de cette enveloppe, cette incarnation, mais aussi dans le corps véritable privé des illusions terrestres. Le cœur est présent et n’est pas silencieux, il fait éprouver sentiments, haines et affections.

Lui, un démon, il a connu l’amour, sans en avoir honte, sans en avoir peur. Un cœur de démon amoureux… puis brisé. Car cet amour s’est perdu, enfui, envolé. Désarroi, abandon, folie.
Pourquoi elle ? Pourquoi comptait-elle à ce point ? Il y en avait d’autres, de passage ou plus durables, et une en particulier, vénérée comme une reine, comme une déesse. Ces deux là étaient différentes pour lui. Toutes deux dans son cœur, l’une comme son égale, placée là par l’amour, l’autre bien plus importante que lui, placée là par la dévotion.
La seconde avait semblé accepter le lien qui avait uni la première et le démon, bien que sans cesse, elle réfutait l’existence d’un cœur affectueux chez les serviteurs de l’Enfer, préjugé encore. De plus, toujours, elle avait exécré l’amour, l’avait haï y voyant un virus plutôt qu’un doux sentiment. Pourtant elle avait dit, avait murmuré, juste pour lui, qu’elle appréciait aussi tendresse et douceur bien qu’elle ne pouvait le montrer devant quiconque. Mensonge peut-être, simplement pour l’amadouer, lui le démon que le cœur n’effrayait pas.

Doux moments, beaux souvenirs, cruels tourments que les sentiments lui avaient offerts. Son espièglerie, sa jalousie, les baisers qu’elle avait fini par lui accorder, malgré ses premières réticences. Ah Chaad, une époque qui n’aurait jamais dû prendre fin. Cette virée en voiture, en tête-à-tête pour être présent à ses côtés après une absence trop longue, trop loin d’elle, cette virée où elle s’était ouverte à lui, à ses sentiments. Tout cela envolé avec elle, si rapidement, mais jamais oublié.

Le cœur sera là pour rappeler tout cela, même si le cœur a ses penchants et qu’il se tourne ailleurs. Vers la seconde de ces deux femmes déjà, les sentiments ont changé. Elle qui sans le vouloir perd petit à petit son statut, qui tombe de son piédestal pour se faire plus son égale. Elle voit, sans savoir quoi y faire, diminuer la dévotion pour elle, dévotion qui laisse place à un attachement plus tendre mais aussi plus jaloux, plus possessif, moins obéissant, moins docile. Une divinité déchue et devenant simple femme.

Puis les sentiments se sont exprimés encore, des mots qu’il ne voulait croire, qu’il n’acceptait pas, se sont installés en lui, envahisseurs impalpables. Ils ont foré une brèche dans les convictions infernales pour y enchâsser une pierre d’améthyste qui lui fait sentir le danger des mensonges, le danger de se laisser soi-même abuser et les voir devenir de plus en plus véridiques. Un lien doré, de la finesse d’un cheveu, s’est créé là où les préjugés y auraient placé affrontement, animosité, hostilité. Cette améthyste en son cœur trouble les actes d’un loyal serviteur de la Guerre. Et par la lumière violette qu’elle reflète, elle l’éblouit et lui fait perdre de vue la voie qu’il pensait suivre. Il en est tiraillé dans deux directions différentes, comme si deux femmes tenaient chacune un de ses bras, usant de toute leur force et plus encore pour l’écarteler lui et son cœur que les gens disent absents chez les démons.

Mais les préjugés ont la peau dure, ils survivront sans doute jusqu’à devenir eux-mêmes vérité quand l’aveuglement sera devenu persuasion.
Ah, s’ils pouvaient ouvrir les yeux, ils vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv


Carankhen s’arrête de taper, un doigt appuyé sur une touche du clavier. Il relit ce qu’il a déjà écrit, plusieurs fois pour finir par pousser un profond soupir. Il met le texte en surbrillance, tout le texte, avant d’appuyer sur la touche « Suppr » rendant à l’écran la pureté d’une page blanche et à son esprit, le secret de ses pensées.

Enfin il se lève de son siège, éteint l’ordinateur. Il sort de la chambre et passe au salon où il regarde le jeune homme inconscient, étendu sur le canapé, une ecchymose sur le visage. Le chat de la maison est là, peut-être intrigué de l’immobilité de son maître. Le démon le caresse, sans un mot, mais l’animal revient de sa surprise apparente et le griffe. Carankhen ne s’en préoccupe pas et sort enfin de l’appartement, retournant, après cette pause, sur le terrain du Grand Jeu.
Reply


Forum Jump:


Users browsing this thread: 1 Guest(s)