Thread Rating:
  • 0 Vote(s) - 0 Average
  • 1
  • 2
  • 3
  • 4
  • 5
L'affaire Boïzerd
#1
Trouver l’ange s’était révélé être d’une facilité déconcertante. Une seule journée de recherche lui avait suffi pour avoir l’adresse. Il aurait pu faire mieux, seulement il avait décidé de faire durer le plaisir. Il savourait chaque instant de ce jeu, et il n’était pas question de tout gâcher avec de l’empressement.

Il était arrivé deux heures avant la fermeture. Son cœur battait une chamade capricieuse et, pour la première fois depuis qu’il avait pris possession de cette incarnation, il se sentait au diapason avec. Il n’avait pas seulement l’apparence d’un adolescent. Il en était un. Et ce malgré la maturité des siècles qui avait asséché son cœur jusqu’à le rendre froid comme la pierre.

Il y avait un café de l’autre côté de l’avenue donnant sur l’immeuble où l’association caritative s’était installée. Le choix de Lucas s’était porté sur une table jouxtant directement la grande vitrine. La vue était parfaite, la banquette confortable et, pour son bonheur, la carte comportait quelques vins acceptables. Il en commanda un.

Le champagne attendrait la victoire.

Il pouvait observer le défilé des entrées et des sorties. L’association proposait les écoeurantes activités habituelles qu’on pouvait attendre d’elle. Étude de la bible, groupes de parole… Tout l’embrigadement qui lui donnait l’envie de hurler. Et puis, de 15h à 19h, tous les jeudis, il était là. La brochure qu’il avait récupérée parlait d’une antenne de soutien. Il imaginait assez facilement de quoi il pouvait bien retourner. Cet ange-la aimait écouter, confesser, et tirer à pleines mains vos secrets.

Il s’en faisait une image très nette. Il… Non, son ange devait être « Elle ». Une âme si douce ne pouvait qu’être féminine.

Elle devait les recevoir, les écouter. Sûrement fouillait-elle leur esprit pour appuyer là où la douleur se loge. Et ils avouaient leurs peines, leurs fautes. Qu’est-ce qui pouvait bien lui plaire dans cet ange qui se nourrissait de la culpabilité d’autrui ? Qu’était-elle sinon un monstre ? Car il savait, elle lui avait dit…

Nulle promesse, nul pardon. Elle n’était pas ange de miséricorde. L’absolution ne viendrait que d’en haut. Elle n’était que le juge, le miroir où se reflètent les péchés. Froid, lisse et apôtre de vérité.

Et il en était fou.

Ce miroir, il allait le voler. Le briser. Mais avant, s’il en trouvait le chemin, il le traverserait.

Il se souvenait de leur première rencontre sur terre. Il ne l’avait pas immédiatement reconnu. En fait, il serait probablement passé à côté sans rien remarquer si elle n’avait pas choisi de se faire connaître. Son corps était l’opposé de l’âme qu’il lui connaissait. Au fond, la couverture était parfaite. Mais dans ce cas, il ne comprenait pas pourquoi elle lui avait dit. Dans un premier temps, il avait pensé qu’il serait pourchassé et l’idée l’avait terriblement excité. Et puis, non. Malgré ses provocations, elle s’en était tenue à ce qu’elle lui avait dit : seuls les anges impurs avaient à craindre ses chasses. Il avait espéré pourtant être l’exception.

Si elle ne venait pas à lui, alors il ferait le chemin. Elle ne pourrait plus l’ignorer.

Il consulta sa montre. 18h55. Il était temps d’aller rendre sa visite. L’attente était un supplice, mais il s’y soumettait avec le sourire.

Il laissa un généreux pourboire et hésita un instant à donner son numéro de téléphone à la serveuse. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans. Assez jolie. Sa queue-de-cheval était négligée et elle lui avait semblé un peu triste malgré les regards qu’ils avaient échangés. Il connaissait ce genre de femme. En lui consacrant un peu de temps, il aurait pu lui redonner confiance en elle.

- À bientôt, Louise.

La jeune femme resta interloquée. Elle ne lui avait pas donné son nom, alors comment avait-il su ? Elle ne pouvait que serrer un peu plus fort le calepin qu’elle avait failli lâcher l’instant d’avant alors que, du regard, elle suivait la silhouette du garçon quitter le café. Elle ne savait pas depuis combien d’années elle n’avait entendu prononcer « Louise » avec autant de douceur. Troublée, elle baissa les yeux un instant. Quand elle les releva, il n’était déjà plus là.

L’entrée de l’immeuble ne payait pas de mine. Une simple feuille plastifiée et scotchée indiquait qu’il fallait se rendre au deuxième étage. Lucas opta pour l’ascenseur avec la pensée un peu futile qu’il pourrait profiter du miroir.

Il vit sortir un couple d’adolescentes. L’une d’elles gloussait, les joues pivoines, alors que son amie la tenait par le bras tout en s’éloignant. Sans vouloir l’admettre, il était surpris. Il aurait plus volontiers imaginé des mines mortifiées et repentantes après un entretien avec le juge. Il était trop tôt pour se faire une idée.

Il se concentra plutôt sur son reflet. Son image ne manquait pas de charme, mais elle ne lui inspirait rien, encore moins une pointe d’orgueil. Pourtant cette peau chocolat associée à ces yeux d’un bleu presque gris ne laissait jamais vraiment indifférente. S’il prenait soin de son allure, c’était plus par courtoisie envers les autres que pour lui-même. S’il avait eu son mot à dire sur le corps, son choix se serait sûrement porté sur un autre.

Il lissa son costume en se demandant quelle apparence pourrait le plus séduire son ange. La pensée fut aussitôt rejetée, elle n’était née que d’un vieux réflexe du passé. Il valait mieux que cela à présent. Elle aussi. Certainement.

Les portes de l‘ascenseur s’ouvrirent. Il vérifia rapidement l’heure. 19h05. Pour le moment, tout était parfait. Et comme il s’y attendait, le couloir était vide.

Il passa sa main sur la poignée de la porte, la caressa, et l’ouvrit sans frapper.

Le bureau n’avait rien de sobre. Le juge donnait plus dans l’ecclésiastique bourgeois que dans le chrétien pauvre. Lucas apprécia. L’ensemble dénotait de ce qui se rapprochait d’une nature hédoniste qu’il jugeait pleine de promesses. Le riche tapis de soie qui ornait le sol avait dû être l’objet d’un soin particulier, de même que chaque meuble. Ce n’était pas un endroit aseptisé pour autant il y régnait un ordre certain. Tout était à sa place et il y régnait une harmonie parfaite et artificielle.

- Je ne vous attendais pas… Démon.

Cela avait été dit d’un ton calme et chaleureux. Le juge n’avait jamais songé sérieusement à ce qu’il ose se présenter ici. Il connaissait les risques. Si un de ses adjoints réalisait sa présence, il le tuerait sans sommation, avec ou sans ordre de sa part. Si c’était Cyr…

Cyr le ferait souffrir. Longtemps.

Et puis, il y avait l’autre tentation, sa propre arme placée à portée de main. Bien sûr, il ne souhaitait pas vraiment sa mort. Il ne l’avait pas offensé, mais il ne pouvait pas prendre le risque qu’on le pense faible ou éprouvant une quelconque forme de compassion pour qui que ce soit. C’était là une affaire de dignité.

Pourtant, il avait hésité, volontairement, une seconde de trop et Lucas en avait profité pour se rapprocher une fois la porte refermée derrière lui.

- Me demandez-vous de partir ?
- Le feriez-vous ?
- Peut-être. Pour vous, Hermary.


Le juge retira ses lunettes dotées de verres fumés. Ses yeux luisaient comme deux émeraudes animées d’un feu intérieur. Contrairement à Lucas, Hermary adorait le corps qu’il avait fait sien, et ceci au détriment de ce qu’il pouvait rester de ‘femme’ enraciné à son âme. Sa nouvelle apparence le comblait. Pas seulement d’un point de vue esthétique, bien que le juge n’aurait pas pu nier avec une grande conviction apprécier ce visage avenant et ce teint hâlé. Sa carrure, sa vigueur lui apportait la conviction d’exister et cette sensation valait toutes les autres. Bien sûr, il y avait ce léger souci au niveau du cœur.

Une plaisanterie cruelle de la part de l’administration.

Il scruta l’avancée du démon. Celui-ci avait un goût certain de la mise en scène. Il se déplaçait à enjambées souples, une main devant, dans un geste poli à hauteur de buste, et l’autre masquée en arrière. Il avait le sourire de la canaille. Ce genre de malice à qui l’on pardonne et qui use sans vergogne de ce petit talent.

- Vous n’êtes certainement pas venu jusqu’ici sans raison, Lucas ?
- Bien sûr que non, ma chère.


Il l’avait appelée « ma chère » en dépit de son apparence. Agaçant, mais le juge n’eut pas le temps de rectifier. Déjà l’adolescent qui était presque à ses côtés faisait apparaître, tel un prestigitateur, un bouquet de roses.

Des roses sauvages. Hermary auraient sûrement moins trouvé à redire à des blanches, mais il n’était pas capable d’en offrir autrement que rouges, quitte à les baigner de son sang. Et puis… Il était adorable de voir Hermary s’offusquer.

- Je suis venu vous apporter ces quelques fleurs pour me faire pardonner.

Le juge soupira. Il ne pouvait pas accepter le bouquet, il n’était même pas désireux de tendre la main vers lui. Lucas fit un pas de plus et le déposa avec soin sur le bureau de manière à ce qu’on ne puisse pas manquer de voir en son cœur l’unique rose noire encore en bourgeon.

- Vous n’avez pas fauté auprès de moi.
- Pas encore, ma chère, pas encore.
- Est-ce une menace, Lucas ?
- J’aimerais mieux me blesser que vous faire le moindre mal, douce Cath… Hermary.


Le juge grimaça. Lucas était trop près à son goût. Et il cernait mal les raisons de sa présence. Il n’y avait rien à voler ici. Tout ce qui avait de la valeur était en sécurité. Le lige de Valefor ne pouvait pas l’ignorer. Sa présence était vaine. À moins qu’il y ait quelque chose qui lui ait échappé.

- Toujours ce couplet du démon au grand cœur. Vos supérieurs vous savent-ils ici ?
- Dois-je les mettre au courant quand je viens faire des courses en ville ?
- Oui.


Son sourire s’étira en un air espiègle. Le juge sourit en retour. Il se doutait que le démon n’était pas assez stupide pour venir le narguer sans quelques assurances derrière, tout comme il se doutait que son témoignage, si on venait à l’interroger, risquait de prendre des tournures en marge avec la réalité.

Il redevint sérieux en s’apercevant que Lucas le fixait à présent les yeux grand écarquillés. Il n’eut pas le temps de le questionner, déjà il lui avait pris une main.

- Vous m’avez souri !
- Lucas, cessez.
- Votre premier sourire, plus précieux qu’un baiser.


Il ne s’était pas arrêté là, une main était remontée jusqu’à sa cravate qu’il tirait à présent. L’expression du Juge valait tous les crimes. Lucas pouvait facilement imaginer derrière la chair les jolis traits de l’ange se mouvant sous l’indignation. Il n’aimait pas les hommes, mais pour une fois il n’aurait pas rechigné à voler un baiser.

La main du juge repoussa son épaule, mais il s’accrocha encore un peu à cette cravate.

- Que faites-vous ? Vous savez que je ne veux pas de cela.
- Et de ceci ?


Une aura rougeâtre l’entoura. Mouvante, vibrante, chargée d’émotions contraires, et, surtout brûlante. Le regard bleuté de Lucas était à présent chargé d’espoir alors que celui de l’ange devenait incertain. Sa main retomba sur l’accoudoir du fauteuil en cuir où il se trouvait.

- Montrez-moi votre vrai visage, Hermary.
- Il n'est pas ques...


Un bruit de verre brisé.

- Oh mon Dieu ! Mon Dieu ! Sa sainteté est attaquée par un démon !!!

L’homme d’un certain âge qui venait de s’exclamer manquait à présent de s’étouffer devant la scène qui se déroulait devant lui. Le très estimé directeur du Centre, le saint ange du jugement dernier, était acculé par une vermine démoniaque. Que le très Haut lui vienne en aide, Cyr le battrait à mort s’il découvrait qu’il avait laissé sa sainteté être approché d’aussi près. Il ne devait pas flancher.

Il se rua sur la créature.

Lucas eut une expression mitigée. Quelle peine de se faire interrompre par un serviteur aussi pathétique. Il se pencha un peu plus vers le juge pour lui souffler quelques mots.

- Je dois vous laisser, ma chère. Je crains que l’air ne devienne irrespirable pour moi.

Antonin se jeta sur sa proie et s’en saisit fermement.

- Antonin ! Lâchez-moi voyons ! Vous ne voyez pas qu’il va s’enfuir ?
- Oh.. je…je…p..pardon !!


Il relâcha aussitôt le juge en clignant des yeux. Comment ce bougre de brigand avait-il pu lui échapper ? Il fallait qu’il soit plus agile qu’un serpent. Il tourna la tête en tous sens à sa recherche.

Lucas avait déjà enjambé le rebord d’une des fenêtres.

- Navré l’ami, je vous quitte. Je n’ai rien contre les combats inégaux, mais Hermary m’en voudrait !

Il disparut. Le temps qu’Antonin se meuve à sa hauteur, il avait déjà filé au loin. Mais le vaillant serviteur n’était pas de ceux à l’abandon facile. Il passa à son tour une jambe dans l’intention de rejoindre les toits.

- Arrêtez ! Imbécile, vous voulez vous rompre le cou ?

Penaud, il revint dans la pièce.

- Vous n’avez rien, votre sainteté ?
- Non.


Le juge se leva. Un bruit sourd retentit, comme un objet qui tombe contre un tapis. Il se baissa pour récupérer sa montre à gousset. La chaîne en argent qui la reliait habituellement à son veston avait disparu.

- Vous êtes sûr ? Vous…vous n’avez pas l’air bien, votre sainteté.
- Prévenez immédiatement le Centre. Dites que nous avons été volé.


Il remonta le mécanisme de la montre et passa son pouce sur le revers en vieil argent avant de la ranger dans sa poche.

Ce n’est que quelques pâtés de maisons plus loin que Lucas arrêta sa course. Il n’avait pas besoin de souffler, mais il savait aussi qu’il n’avait plus besoin de courir. Il s’accroupit sur le bord du toit pour profiter de la vue qu’il offrait sur Immac en ce début de soirée. Il joua un moment de la petite chaîne entre ses doigts puis se figea.

Plus loin, en bas, quelqu’un l’observait. Il en avait la certitude. Il recula vivement pour retrouver l’anonymat des ombres du toit.

Etait-ce un des traqueurs du Juge ? Non. Peut-être… Peut-être un autre type de Juge plus ennuyeux pour lui. Inutile de perdre son sang-froid. Il n’était pas en tort. Pas vraiment. Pas encore.

Et puis, sa mission avait été une réussite. N’est-ce pas ?
Reply
#2
- Haaaan… C’était chauuuuuud !

Lazarus était le genre d’ange à pouvoir s’exclamer sans gêne en pleine rue.

- Quand il vous a grimpé dessus, j’ai vraiment cru qu’il allait vous arracher la chemise. Inteeeeense !
- Tu peux me rappeler une nouvelle fois pourquoi tu n’es pas intervenu ?
- Boaf, il avait pas l’air méchant.


Hermary ne dit rien et continua d’avancer les mains dans les poches. Lazarus marchait à ses côtés. Il faisait partie des plus jeunes recrues du Centre. Le Juge se souvenait bien de son arrivée. Laz’ avait immédiatement déclaré que le règlement, il en ferait ce qu’il voulait. Une tête brûlée. Mais l’administration savait ce qu’elle faisait en l’envoyant sous les ordres de l’ange de Dominique. Hermary avait de la patience à revendre.

Au final, le jeune ange de Daniel était devenu un agent dévoué à la cause. Ou à son représentant, Hermary.

Le juge n’avait pas réussi à lui faire adopter le costume réglementaire. Aujourd’hui encore, il portait une de ses tenues rockabilly. Blouson de cuir, et pantalon du Centre auquel il avait accroché, à l’aide de quelques épingles à nourrices, un pan de kilt. Hermary n’avait pas insisté. Au fond, la loyauté lui importait plus que les vêtements.

Loyauté qui était le cœur de la discussion d’aujourd’hui. Rien n’expliquait pourquoi il avait épié la scène, d’abord depuis le poste de surveillance, puis de la pièce à côté, sans réagir.

- Pas l’air méchant. Un démon. Dé-mon.
- Oh ça va… On parle de Boïzerd, s’pas comme si Bougateu avait débarqué avec une grenade dans chaque main.
- Il n’y a pas de risque zéro.


Lazarus aspira le piercing de sa lèvre inférieure et roula des yeux. Il pivota des talons pour marcher à reculons, les mains croisées derrière la tête. Encore une habitude d’un passif délinquant. Ce n’était pourtant pas si difficile de marcher droit.

- Oï, oï… à qui vous allez faire croire que vous êtes sans défenses ?! Z’êtes aussi blindé que nous autres. Non, vous êtes pire. Une brute !
- Efface-moi ce sourire idiot de ton visage.
- Sir, yes, sir !


Il s’alluma une cigarette et retint la fumée avant de l’expulser par les narines. Hermary le considéra avec désapprobation. Plus pour la forme que pour le fond. Le Juge avait été son mentor. D’ailleurs ce qui ressemblait à une amitié était née d’un goût commun pour certains modi operandi. L’ange Lazare était donc bien placé pour connaître les capacités réelles du Directeur. Il avait partagé assez d’entraînements avec pour savoir qu’Hermary était aussi retors qu’un scorpion.

Et, à y réfléchir, ce n’était pas si flatteur.

- Faites pas cette tête, boss. Si y’avait eu un soucis, je vous l’aurai maîtrisé votre gus. Hop, d’un claquement de doigts. Je pensais que c’était un rendez-vous torride et secret…
- Avec un démon ?
- C’est pas vraiment un démon. Plutôt un violet.
- Un violet ?
- Ouais, voile et vapeur, du genre, on ne sait pas bien si son aura est rouge ou bleue. Un violet. C’est comme ça qu’Armezel dit.


La réflexion aurait pu faire sourire, mais les pensées du Juge étaient déjà tournées vers un ailleurs fait de spéculations. En tant que serviteur du dernier jugement, il n’ignorait pas que le moindre acte pouvait être lourd de conséquence. Il n’avait pas encore le cynisme suffisant pour s’en réjouir.

Son regard s’égara un instant sur l’affichage d’un parcmètre.

Louise étouffait. Terrorisée, elle ne comprenait pas ce qui se passait, ni comment elle en était arrivée là.

Il était près de 21h00 quand elle prenait congé. Elle n’avait pas à faire la fermeture, les collègues le faisaient régulièrement. La jeune femme se souvenait très bien avoir nettoyé les tables. Elle se souvenait d’avoir passé le bonsoir à tous, du petit commis au monsieur George lui-même, son patron. Tout s’était déroulé comme d’habitude. Peut-être le souvenir fugace de ce garçon marquait-il encore son esprit ? Peut-être même était-il un véritable fantasme ?

Il faisait froid, Louise avait rabattu son écharpe sur ses épaules et couvert le bas de son visage. Pas encore transie, mais grelottante, la serveuse, désormais en civil, n’avait pas manqué de resserrer contre elle les pans de son manteau bon marché assez épais.

Elle passa comme d’habitude dans la ruelle non loin du café où elle travaillait. La rue du 3 Octobre 1908. Elle n’avait aucune idée de ce qui s’était passé ce jour-là à Immac, et cela ne la travaillait pas plus que cela. Tout ce qu’elle savait c’est que la ruelle, bien qu’étroite et sombre, parfois habitée par un clochard pas bien méchant en définitif, était un raccourci parfait pour atteindre l’arrêt de bus. Elle avait depuis longtemps pris sur elle de vaincre la peur de cet endroit seulement éclairé par les fenêtres des immeubles l’encadrant.

Elle avait vu la silhouette se découper à la sortie de la ruelle, presque indéfinissable à cause des lampes de la rue qui ne donnaient pas sur le petit passage d’où elle provenait. Celle-ci n’étant ni grande, ni spécialement masculine, un simple pincement au cœur traversa Louise.

La femme commençait à traverser la ruelle à son tour, mais en sens inverse. Elle n’y prêtait guère attention, tout cela était naturel.

Son dernier souvenir fut celui du bus qu’elle vit filer sur la route, et son besoin de le rattraper coûte que coûte.
Elle avait du courir quelque pas, prête à rejoindre la lumière de la rue principale et…

…Maintenant, elle était à genoux, derrière un container, au-dessus d’elle, la silhouette féminine qui compressait une main aussi inhumainement puissante que douloureuse contre sa bouche. Elle avait mal à la nuque. La respiration de Louise devenait difficile.

La main lui broyait presque la mâchoire. Les larmes qui embuaient son regard rendaient flou l’image qu’elle avait de son agresseur. La terreur atteignait son paroxysme.

Soudain, une longue lame surgit devant son visage, depuis son menton jusqu’entre ses yeux.

La voix de la personne qui la retenait ici était anormalement sereine et grave.
Ce n’était pas un son qui correspondait à la personne qui la menaçait.

- Louise. Je connais ta vie. Tu passes ton temps à servir les autres. Un café, un cognac, un plat de résistance. Ta vie est grise et monotone, et tu espères l’embellir un jour avec un homme. Aujourd’hui, tu as servi un client particulier. Ce dernier t’a parlé, et, je le sais Louise, il n’a pas pu te laisser indifférente.

La jeune femme sombrait, les soubresauts de ses épaules et les larmes chaudes qui glissaient sur le cuir des gants de son agresseur lui indiquaient qu’elle perdait le contrôle.

- Louise, écoute-moi. C’est peut-être la dernière chose que tu feras de ta vie. Alors sois attentive. Je vais retirer ma main, et tu vas me dire tout ce qu’il t’a dit, sans lever les yeux sur moi, et sans omettre le moindre détail. Je veux tout savoir Louise. Même ce qu’il a fait quand tu as dû le regarder quitter le café. Louise…Il faut que tu sois forte, car si tu ne me dis pas ce que je veux entendre…Je te ferai…beaucoup de mal.

Et elle parla comme on se déverse, sans pudeur ni limite. Lorsque ce fut fini, elle n’était plus qu’une écorce vide.
Reply


Forum Jump:


Users browsing this thread: 2 Guest(s)